1993. La douce bise hivernale soufflait encore sur les rues de la capitale sud-coréenne lors de ma naissance, ou du moins, c’était ainsi que j’imaginais cela afin de rajouter un peu de poésie à ce qui avait été un jour presque comme les autres pour ma mère. Première fille de la famille, j’avais écopé de deux frères ainés âgés de trois et un an de plus que moi. En soi, je ne pense pas que mon arrivée les ait grandement dérangés même si nous n’avions en commun qu’une mère.
Ma mère. L’être dont j’ai pris pitié et dégoût dès le plus jeune âge. L’individu que je n’ai jamais réussi à comprendre. Femme de pauvre famille et appréciant bien plus se faire entretenir que de travailler pour nourrir ses enfants, je devais lui donner une qualité : elle était jolie. Elle avait un visage fin, de longs cheveux noirs joliment ondulés et elle savait prendre soin d’elle pour plaire. Ainsi, au plus loin que remonte ma mémoire, je la vois assise à côté de son lit, miroir à la main et rouge aux lèvres, prête à partir de la maison pour une durée indéterminée.
Mon père. Un inconnu. Lors de mes premières années, la seule présence masculine à la maison était mes frères aînés. J’ai bien une photographie, un peu cornée, qui se trouve dans mon portefeuille. Un jeune homme en habit militaire. Toutefois, même si je m’y accroche comme à mon dernier souffle, une partie de moi doute qu’il soit réellement mon géniteur. Je ne l’ai, par contre, jamais imaginé en vie. Non, j’ai préféré l’imaginer mort en héro pour notre patrie. L’image projetée alors était bien plus agréable et intéressante que celle d’un homme couchant à droite, à gauche, et incapable de prendre ses responsabilités. Car, en effet, ma mère était douée pour réclamer des pensions alimentaires – sans quoi nous aurions sans doute été récupérés par les services sociaux avant que j’atteigne mes six ans.
Au final, je n’ai pas eu l’enfance la plus intéressante du monde. Je n’apprécie aucunement en parler d’ailleurs. Nous vivions dans un appartement trop petit. Trop chaud en été. Trop froid en hiver. Plus le temps passait, et plus sa taille s’amenuisait. Plus le temps passait, et plus la famille s’agrandissait. J’eus à la suite, des jumelles de deux ans mes cadettes, un petit frère de trois ans de moins que moi, à nouveau une sœur dont j’étais l’aînée de cinq ans, et enfin un frère de sept ans mon cadet.
Rapidement, ne supportant guère le regard des voisins sur notre situation, et encore moins de voir ma fratrie, je compris qu’il me fallait sortir de notre médiocre demeure le plus possible. J’étudiais avec acharnement. Je ne visais pas de grandes écoles, et, à dire vrai, je ne savais même pas si j’allais finir au lycée. Mais, je ne voulais pas finir idiote. Je marchais des kilomètres chaque jour, allant dans les quartiers des écoles privées, flânant dans les rues commerçantes. J’observais ce beau petit monde aller et venir, me mettant dans la tête, et ce, dès le plus jeune âge, l’idée qu’un jour je ferai moi aussi parti de ce monde-là. Dès mes dix ans j’avais utilisé l’image que dégageait ma mère pour en faire tout son contraire ; je voulais pousser la manipulation à un autre niveau. Je voulais, moi aussi, profiter d’autrui avec mon beau minois mais sans jouer les idiotes. Il était hors de question que je me fasse engrosser à dix-sept ans.
2008. A quinze ans déjà je mentais sur mon âge. Je travaillais çà et là, afin de mettre le plus d’argent de côté possible. Une partie était épargnée avec soin. L’autre était utilisé pour polir mon image. Du maquillage. Des beaux vêtements. De jolis accessoires. Lorsque ceux-ci ne m’étaient pas offerts par la gente masculine que je convoitais, je me les achetais sans honte. Je gardais tout pour moi, et laissais que très rarement des restes à mes cadettes. Il m’arrivait bien, sous un élan de bonté, de leur refiler un produit qui ne me plaisait pas, ou un vêtement dont j’avais fini par me lasser. Mais, en règle générale, je revendais ce que j’achetais d’une saison à l’autre. D’un part afin de pouvoir renflouer mes stocks, et d’autre part car nous n’avions pas de quoi ranger tant d’affaire. Je n’avais même pas ma propre chambre, et malgré le départ de l’aîné de la famille, nous étions toujours aussi serrés.
Je travaillais avec exigence, car, mon but ultime était de partir de cet appartement, de ce quartier, voire même de cette ville le plus rapidement possible. Avant mes dix-huit ans, je savais que cela serait délicat, alors, je m’attelais chaque jour à la tâche afin de réaliser mon projet en bonne et due forme : partir au Japon. Ce pays avait toujours attiré mon attention, déjà très tôt. Au collège, j’avais pu prendre quelques cours de cette langue, en plus de l’anglais. Juste quelques bases qui avaient su m’être utiles lors de mon approfondissement en autodidacte. J’étais patiente et optimiste. Il me fallait tenir encore quelques temps, et bien assez vite, une nouvelle vie s’ouvrirait à moi.
2012. Une valise noire et un sac à dos pastel. Voilà tout ce que j’avais amené avec moi pour mon départ. Cela faisait déjà un an que je ne vivais plus dans l’appartement familial. A dire vrai, je ne suis pas certaine de les avoir prévenu du fait que je quittais le pays. A chaque fois que j’y repense, j’hausse simplement les épaules, persuadée que mon départ n’a pas dû faire une grande différence de toute façon.
Etrangement, je suis d’abord arrivée à Osaka. Je voulais poser les pieds dans la capitale nipponne, mais, n’en avait pas réellement eu les moyens alors. Mon arrivée dans la ville s’est faite sans encombre. J’ai réussi à trouver un toit, et un petit emploi alimentaire dans un quartier populaire. Toutefois, j’avais dû me rendre à l’évidence : c’était bien plus compliqué qu’escompté. J’étais loin de la vie de paillette que je m’étais imaginée, et les fins de mois étaient difficiles. Le petit manège auquel j’aimais jouer en Corée du Sud fonctionnait, certes, mais pas suffisamment selon moi. Il me fallait trouver autre chose.
2013. Naissance de Murakami Airi. Le nom m’est venu un peu par hasard. Je pense que c’est la chose la plus brillante et la plus idiote que j’ai pu faire de toute mon existence. Mentir faisait partie de mon quotidien depuis de longues années déjà, mais, jamais j’en étais venue à me créer un personnage de toute pièce. Airi était ma sauveuse. Une jeune japonaise, née à la campagne de parents inconnus et contre laquelle le monde se retourne du fait de son mutisme maladif. Airi était une demoiselle délicate, souriante et douce dans ses gestes. Airi devait partir pour Tokyo rapidement, afin de faire un bon dans son existence.
2015. Je m’étais habituée à vivre avec Airi. Être cloitrée dans le silence à longueur de journée n’était pas une chose facile, mais, c’était le seul moyen pour passer inaperçu. Airi avait réussi à attendrir les cœurs, et, un petit logement convenable avait pu lui être trouvé par une association. Un petit emploi aussi. Quelque chose de tranquille, où son joli minois et ses doux sourires savaient plaire aux clients. Je finis par comprendre que parler n’était pas une nécessité. Pas pour le moment en tout cas.
Cette année-là, je finis par me faire remarquer et ma vie prit un tournant nouveau. Je plaisais. Mon histoire plaisait. Je n’eus pas à réfléchir deux fois lorsque cette homme s’approcha de moi un jour, carte à la main pour me proposer de poser pour son magasine. C’est ainsi que mon ascension commença.
2016. Tout allait pour le mieux. Mon emploi me payait bien. Ma popularité allait en grandissant. Mon manager savait tout sur ma situation, mais avait décidé de garder le secret avec moi. Nous ne savions pas combien de temps cela durerait, mais, autant lui que moi souhaitions en profiter. Il était d’un grand secours, et encore aujourd’hui je lui en suis terriblement reconnaissante. Nous savions qu’il nous faudrait éventuellement dire la vérité un jour. Je n’étais pas la première personne publique à mentir sur son identité, et lancer une critique sur la xénophobie nipponne lorsque tout serait dévoilé au grand jour ne serait pas compliqué. Toutefois, il me faudrait d’abord attendre d’avoir une certaine notoriété avant de se faire.
Tout était prévu. Tout allait bien se passer, et, malgré la pression, je restai persuadée que tout se règlerait. Seulement, c’était sans compter sur l’arrivée tonitruante de Moon Satoshi dans ma vie. Je ne l’avais pas reconnu au départ. Puis, au fur et à mesure de la conversation, la mémoire m’était revenue ; ce garçon qui habitait non loin de mon appartement. Cette famille un peu bruyante, dont nous pouvions parfois entendre les conversations au travers du mur fin de la pièce principale. Un garçon qui m’avait semblé sans histoire, et qui pourtant avait réussi à s’immiscer à nouveau dans ma vie pour me faire chanter. La situation était simple : de l’argent contre son silence. J’étais coincée, au départ. Le choc. La surprise, avaient fait que j’avais accepté son marché non sans quelques mauvaises paroles en retour. Je craignais que mon joli petit château que j’étais en train de construire avec sueur et sang ne s’effondre trop rapidement par sa venue. Alors, je payais son silence.
Aujourd’hui encore notre manège dure. Je suis agacée par tout cela. Extrêmement frustrée même. J’attends le moment où je pourrais à mon tour le menacer avec impatience. Il a aussi son secret, et un bien plus gros d’ailleurs… Qu’il ne me pense pas trop naïve, car, lors de notre prochaine rencontre, ce seront au tour de mes menaces de le faire trembler.