Un sourire narquois peint sur mon visage, je reposais doucement mon téléphone sur ma coiffeuse au bois clair. Je regardai mon reflet droit dans les yeux, amplement satisfaite du message que je venais d’envoyer. Le destinataire ? Satoshi. Le contenu du message ? Une invitation à me retrouver une heure et demie plus tard dans un petit restaurant tranquille à quelques pas de mon appartement. J’aurais très bien pu lui demander de venir chez moi, mais, j’attendais avec impatience la frustration dans son regard lorsqu’il ne pourrait pas hurler à plein poumon face à ce que je lui réservais. Bien évidemment, j’avais tout prévu pour pouvoir m’exprimer librement de mon côté. Le lieu où nous nous retrouverions avait cette particularité de réserver de toute petite salle où des repas privés pouvaient se dérouler. Je savais le service être discret, je ne risquais absolument rien.

Bouclant une dernière mèche de cheveux, j’observai un court instant mon image lisse sur le verre avant de me lever. Une petite pochette en bandoulière dans les mains, je glissai à l’intérieur une enveloppe kraft des plus basiques. Un petit clin d’œil à ce qu’il avait l’habitude de recevoir à l’intérieur, à ce qui serait tout autre aujourd’hui. J’y enfilai également mon téléphone, puis mon manteau mis, je me décidai à partir. J’arriverai très certainement en avance, mais je tenais absolument à ce que ce soit le cas. Je détestai être en retard, et, aujourd’hui était une journée bien trop singulière pour la rater par un retard quelconque. Au lieu de m’y rendre en taxi ; un moyen de transport que j’appréciai emprunter maintenant que le compteur du véhicule ne me faisait plus peur, je me décidai à y aller à pied. Je filai d’un pas calme et posé en direction des petites ruelles du quartier. Celles qui, du premier coup d’œil, n’ont pas l’air très agréables. Celles qui, pourtant, savent révéler bien des surprises comme ces petits cafés privés.

Je poussais la porte de l’un d’entre eux après de longues minutes. Je dégottai mon plus beau sourire à l’accueil du gérant, glissant ma carte professionnelle sur son comptoir pour indiquer ma réservation. Les caractères 村上愛梨 (Murakami Airi) se lisaient en de jolies courbes argentées. D’un geste cordial de la main, ma petite salle me fut indiquée. Une petite pièce de quatre tatamis, pas plus. Une pièce au fond du couloir, un peu à l’écart. Une pièce au décor sobre et relaxant, typique de la culture nipponne. Je déboutonnai mon manteau, retirai mon écharpe et allai m’assoir à la table basse sous laquelle était creusé un espace pour y glisser les jambes. J’installais mon enveloppe et mon téléphone face à moi, et débutai mon attente. Je n’avais pas pris la peine de vérifier s’il m’avait répondu. Je savais qu’il viendrait, l’appât du gain était bien trop alléchant pour qu’il l’ignore.  

Je pianotai du bout de mes doigts fins un petit rythme lent sur la table de bois en patientant. J’étais relativement patiente. C’était bien un des traits de caractère sur lequel personne ne pouvait me reprendre. Les yeux mi-clos, le menton posé sur la paume de ma main, je laissais mon esprit vagabonder çà et là en attendant l’arrivée de Satoshi. Il ne saurait tarder. Ma pensée fut validée par un faible échange de paroles à quelques mètres de la petite pièce dans laquelle je me trouvais. J’esquissai un sourire, sans bouger d’un centimètre. « Hey Eunnie ! » La porte s’ouvrit, se referma et je regardai mon adversaire dans les yeux avec un large sourire bienveillant… Un peu trop bienveillant, si vous voulez mon avis. Je me redressai légèrement, sans quitter mon zabuton, posant à présent mes deux mains sur mes cuisses, sous la table.

« Effectivement ! On pourrait presque dire que tu me manquais ! »

Je le laissai s’installer, le regardant avec insistance. Je ne voulais pas trop en dire tout de suite. Je voulais que la conversation démarre lentement, afin que son cerveau se fasse des idées improbables et à des millénaires de ce qui allait réellement suivre.

« Je pense qu’un thé nous sera amené. Mais, libre à toi de choisir quelque chose de plus fort si tu le souhaites. »

Je ne buvais pas d’alcool. Non pas que je n’appréciais pas cela, mais, l’idée même de ne plus avoir le contrôle de moi-même était effrayant. Par contre, j’appréciais faire boire les autres. J’étais de ces femmes qui remplissent le verre d’un homme alors qu’elles font semblant de boire le sien. Une technique sans doute héréditaire ; je restais certaine que c’était ainsi que ma mère avait approché la plupart de ses amants. « Dis-moi tout. » A la suite de ses mots, la porte s’ouvrit et une jeune femme amena sur un plateau deux petites tasses rondes remplies de thé. Je la laissai repartir en silence, posant mes mains autour de l’objet chaud et portant le rebord à mes lèvres. Je souhaitais qu’il patiente encore un peu. Prenant une gorgée du liquide amer, je reposai tout aussi lentement la tasse sur la table.

« Puisque tu es si impatient… Tiens. »

Je glissais sur le bois sombre l’enveloppe que j’avais de placée jusqu’alors devant moi. J’attendais patiemment qu’il l’ouvre, jubilant à l’intérieur de voir la réaction qui viendrait se peindre sur son visage. Lorsqu’il se rendrait compte que les billets habituels n’étaient pas présents à l’intérieur, mais, les photographies de son aîné disparu.

Le voir si enthousiasme me mettait de parfaite humeur. Non pas que je n’appréciais pas de le voir habituellement. Satoshi avait beau réussi à avoir main mise sur ma petite personne, il n’en restait pas moins un homme agréable à regarder. Nous avions bien plus en commun que nous ne voulions nous l’avouer, et il m’arrivait souvent de penser que même si nos ressemblances étaient écrites noir sur blanc, je les nierai malgré tout. « Comment ça, presque ? » Un clin d’œil en réponse à son sourire, je n’ajoutais rien à la remarque. Bien sûr que j’aurais pu. Je pouvais parler pendant des heures, jouer avec les mots ; être tendancieuse était un de mes passe-temps favoris.

Le thé amené, j’avais pris un peu mon temps avant de glisser l’enveloppe jusqu’à lui. J’aurais aimé que notre petit rendez-vous dure plus en longueur avant de le lui présenter. Mais, il était si pressé, qu’il était difficile de faire autrement. Et puis, je devais bien avouer que cela faisait plusieurs jours que je patientais avec les photographies dans mon appartement ; à tourner en rond, à préparer jusqu’au moindre détail la façon dont j’allais bien pouvoir lui présenter la situation.
« Merci Eunnie~ » Les mains à présent autour de ma petite tasse ronde, j’observais son visage avec une grande attention. Ses yeux impatients. Son froncement de sourcils. Le mouvement de sa bouche. Chaque mouvement était à présent inscrit dans mon esprit, et je savais que je saurais m’en délecter pendant encore bien longtemps. Il ne comprenait pas ce qu’il se passait, et cela me ravissait. Finalement, il posa une première question. Puis, nerveusement une seconde.

« Voyons, la conversation ne serait pas distrayante si j’amenais ces photos pour cette simple raison. Tu ne crois pas ? »

Mon sourire se fit légèrement plus carnassier, en coin. Puis, je portai à nouveau la tasse à mes lèvres, buvant une nouvelle gorgée du thé vert. Reposant doucement le petit contenant sur la table, je glissai mon index sur son rebord avant de reporter mon attention sur le jeune homme face à moi.

« Te souviens-tu, Satoshi, de ce jour où tu es venu me voir en me disant connaître mon secret ? »

Je m’en souviendrai sans doute toute ma vie. Le cœur battant fort dans ma poitrine, à tel point que je crus qu’il allait en sortir. J’avais été prise de sueur froide, et pendant plusieurs jours, je n’avais pas dormi. Je culpabilisais déjà suffisamment à cause de ma bêtise, à cause de ce mensonge devenu si grand qu’il m’était impossible de m’en détacher sans créer un chaos dans ma vie. Alors, lorsqu’il était venu à ma rencontre, ravi de dévoiler ce mensonge… Je n’avais pu faire autrement que de me taire, et d’accepter son marché. A présent, je voulais que lui aussi ressente cette sensation lente et inconfortable s’insinuer en lui. Je tendis ma main jusqu’à l’une des photographies, la saisissant entre mes doigts fins et la regardant sans réelle expression.

« Et bien, mon cher Satoshi, saches que moi aussi je connais ton secret. »

Je n’ajoutai rien de plus. Je reposai la photo, et le regardai droit dans les yeux, une expression sérieuse dépeinte sur le visage. Il pouvait bien essayer de garder la face, de prétendre à une quelconque excuse. Je ne voulais pas dire mot pour mot ce que je savais, mais, s’il niait de trop je saurais me faire le plaisir de le faire.

Oui, comment oublier. Cela me serait sans doute impossible. Il le savait pertinemment, et j’étais certaine qu’il s’en réjouissait. Oui, il devait être ravi de son tour. Je savais que le jour viendrait où je devrais dévoiler au grand public ma véritable identité. J’avais beau apprécier Airi, dès sa création je savais qu’il me faudrait la mettre au placard un jour où l’autre. Toutefois, plus le temps passait, et plus je sentais que cette situation allait ruiner ma vie. Et, à ce moment-là, au plus profond de moi je savais que Satoshi serait encore présent… quelque part, à mes côtés. A rire de la situation. C’était étrange comme cette affaire dans laquelle nous étions fourrés tous les deux était à mille lieux de ce que nous aurions pu nous imaginer enfant. Il nous avait fallu trouver une situation à ce point extrême pour échanger plus de mots que nous ne l’avions fait pendant toutes ses années à vivre sur le même palier. C’était étrange.

J’avais essayé d’amener le sujet en douceur, préférant jouer avec les sous-entendus plutôt que de lui cracher son passé mot pour mot. J’aimais cela, les sous-entendus. C’était ainsi que je fonctionnais. C’était ainsi que j’appâtais les gens, que je les narguais, que je jouais. Une terrible habitude, si vous voulez mon avis. Parfois, rien ne vaut une bonne franchise… Il semblait que Satoshi ait besoin de cette franchise en ce moment-même. « Quoi, que j’ai encore un frère quelque part ? C’est un secret pour personne. » Un rire s’échappa de mes lèvres, et je me redressai légèrement, posant mon menton dans la paume de ma main droite tout en le regardant sortir son mensonge. C’était amusant. Il tentait. Comme un héros désespéré qui sait pertinemment qu’il court à la mort, là, sur ce champ de bataille. Je le laissais faire, sans le couper. C’était bien trop distrayant. Je me contentais de sourire, et d’acquiescer à ses dires. Il rangea alors les photographies dans l’enveloppe. Je ne l’en empêchai pas. D’un côté, je ne jugeai pas le fait qu’il souhaite oublier ce passé tortueux et dont il me manquait quelques détails. Non, je voulais juste le secouer autant qu’il m’avait secouée.

« Il est mort, Satoshi. Tu le sais pertinemment. »

Dis-je simplement, d’un ton un peu plat. Je ne laissai pas de trop longues minutes de silence avant de reprendre. Je ne voulais pas qu’il rétorque. Je ne voulais pas qu’il fasse comme si la nouvelle lui tombait dessus aujourd’hui. Je voulais qu’il m’avoue sa situation, afin qu’à mon tour je me délecte de son secret dévoilé. Je soupirai, laissant ma main quitter mon menton pour pointer en direction du jeune homme.

« Tu le sais car… ce sont ses petits frères qui l’ont tué. »

Je lui lançai un regard, posant à présent ma main sur la table. Voilà, c’était. Il avait voulu jouer les naïfs. Il avait voulu essayer, tant bien que mal de fuir la conversation. C’était tout à son honneur. Je n’aurais pas fait autrement. Mais, les faits étaient là, bien présentés devant lui. Je ne savais pas exactement de quelle façon notre relation allait évoluer maintenant. Au final, je ne leur voulais pas de mal, à la famille Moon. Mais, je voulais qu’il sache qu’à présent j’avais de quoi me défendre contre ses menaces bancales pour récolter de l’argent.

J’avais eu espoir, peut-être un peu naïvement, que même après avoir statué clairement de ce que je savais Satoshi laisserait tomber ce petit mur de paraître. Toutefois, il s’y accrochait avec acharnement. Il colmatait chaque petit trou que j’avais pu faire avec mes mots, afin qu’il ne s’effondre pas. C’était intéressant, et presque amusant à voir d’ailleurs. Il se débattait ainsi, à défendre un mensonge avec toute la volonté du monde alors qu’au plus profond de lui, une petit voix lui soufflait déjà qu’il avait perdu. Je jubilai, et il m’était difficile de ne pas avoir ce sourire légèrement narquois sur les lèvres.  
« Tu nous vois nous, tuer quelqu’un ? » Non. Evidemment que je n’imaginais pas les trois frères faire quelque chose d’aussi ignoble et froid qu’un fratricide. J’avais d’ailleurs eu bien du mal à croire le compte rendu de mon homme de main, grassement payé, lorsque je l’avais lu la première fois. C’était bien sûr la seule pièce manquante à mon puzzle : pourquoi l’avoir tué ? Je savais, d’après mes vagues souvenirs non effacés de ma vie à Séoul, que Jin Ki n’était pas le grand frère modèle. Je me souvenais de sa voix trop forte, de son regard peu avenant. Mais, je n’avais aucune idée de la façon dont les choses s’étaient passées… C’était frustrant d’ailleurs, de ne pas savoir. Alors, je savais que cela n’avait pas été prémédité ; c’était impossible que l’ait été.
« Jin Ki n’est pas mort. Si c’était le cas, tout le monde le saurait. » Je levais les yeux au ciel, incapable de cacher mon agacement. Je tapotai doucement du bout des ongles sur la table de bois, laissant ainsi entendre un léger bruit sec et discret.

« C’est vrai que vous l’auriez volontiers crié sur les toits, ce joli meurtre. »

Ajoutai-je avec ironie. Me prenait-il pour une idiote ? Ou bien, priait-il de toute son âme pour que j’en sois réellement une et que tout ceci ne soit qu’un manège de ma part pour déceler un secret dont je ne saurais en réalité rien du tout ? Alors, la phrase était sortie d’elle-même, de but en blanc. Evidemment que personne ne savait si ce n’étaient eux, et moi. Sinon, je doutais que nous serions en train de parler en ce moment-même, car il serait en train d’écumer des jours heureux derrière les barreaux froids et humides d’une des cellules de la prison de Séoul.
Il ajouta que je lui faisais perdre du temps, et j’avais envie d’hurler que c’était lui qui nous faisait perdre du temps – à tourner autour du pot pour éviter l’inévitable. Alors, je ris. Un rire simple, léger. Je me redressai, posant doucement mon dos contre le dossier du zabuton sans le quitter des yeux.

« Tu as raison, au temps pour moi. Peut-être devrais-je aller voir Kwan Sun ? Il était si ravi de me revoir la dernière fois, ce ne sera pas compliqué de l’entendre dire la vérité. »

J’étais plus menaçante que je l’avais voulu. J’appréciais ce petit frère. Il était adorable, avec sa maladresse et ses yeux baladeurs. Je n’étais pas là pour faire du mal. Mais, je savais que Satoshi n’apprécierait pas que ses cadets soient embarqués dans une histoire qu’il avait lui-même créée au départ. S’il n’était pas venu me voir pour me cracher mon mensonge au visage, alors, je n’aurais pas tout mis en œuvre pour me défendre. Je n’aurais pas eu dans l’idée de me rapprocher de ses précieux cadets pour découvrir chaque once de ce secret dissimulé depuis tant d’années.

« Bien sûr, si tu arrêtes de faire l’idiot dès maintenant, alors je me contenterai de l’accompagner à son magasin préféré pour lui acheter une ou deux figurines. »

Alors, que dirait-il ? Allait-il se contenter d’enfoncer tout seul le couteau dans sa propre plaie ou bien allait-il finalement faire en sorte que nous ayons une véritable conversation ? J’avais véritablement l’impression de passer pour la méchante, alors qu’au final, mon dessein n’était pas aussi mauvais que je le laissais paraître.

Cela avait fonctionné. Je me sentais un peu mal d’avoir dû nommer Kwan Sun pour que l’atmosphère prenne le tournant voulu. Mais, d’un autre côté, j’étais ravie que cela fût enfin le cas. Je n’aimais pas tourner autour du pot. Notre conversation avait déjà bien assez durée, et il était temps qu’il réponde en bonne et due forme à mes remarques. Je n’eus pas à attendre bien longtemps. Son regard changea, son sourire s’effaça et j’étais amplement satisfaite. Bien sûr, une partie de moi n’était pas certaine d’avoir fait le bon choix ; mais, j’étais là pour me protéger avant tout. Alors, qu’importe ce qu’il allait me dire à présent, j’écouterai en me tenant droite et sans trembler.

« Tu es sûre de ce que tu es en train de faire ? » Il y avait quelque chose d’inquiétant dans sa façon de poser sa question, qui pourtant paraissait bien bénigne. Cependant, je décidai de ne pas en prendre note. J’en avais assez de trembler chaque jour en sortant de chez moi, en me demandant si la somme que je lui apporterai en fin de mois serait suffisante pour qu’il ferme son clapet. Ses menaces m’avaient fait peur, bien plus que je n’oserai jamais me l’avouer. Alors, j’étais là pour défendre ma vie. Il devait bien comprendre ce que cela signifiait, vu ce passé ignoble qu’il avait derrière lui. Nous n’étions pas au même niveau, certes, mais, nous nous ressemblions en bien des points.

« Je n’ai pas l’intention de cesser de le voir. Si notre conversation ici se termine bien, je n’aurais pas de raison de lui parler de cette lugubre histoire. »

Dis-je simplement. C’était la simple vérité. Kwan Sun était un garçon que j’appréciais, avec sa naïveté maladive. Ma menace prononcée auparavant tenait si Satoshi jouait la sourde oreille. Il semblait cependant se réveiller doucement, alors, Kwan Sun ne saurait rien. Je ne garantissais pas ne pas me servir du cadet Moon, mais au moins, je ne remuerai pas de couteau dans ses plaies à lui. Satoshi saurait me contenter à lui seul pour cela.

« Que crois-tu, Satoshi ? Que j’ai tout, là, avec moi ? »

Joignant geste et parole, j’écartai les bras au-dessous de la table. Evidemment que je manquai de preuves. Je n’en étais qu’à mon début. Et ça, je voulais qu’il le sache. Il essayait de se défendre tant bien que mal, mais, ses remarques avaient bien des difficultés à cacher le malaise qui bondissait dans sa poitrine.

« J’ai réussi à découvrir bien des choses déjà. En découvrir d’avantage ne sera qu’une question de temps, je pense que tu en es bien conscient. »

Je fonçai droit dans une situation dans laquelle je ne pourrais pas sortir indemne, je m’en rendais bien compte. Mais, je n’avais trouvé d’autres solutions. C’était sans doute forcené, et idiot mais je m’y tenais. Souriant doucement, je joignais à nouveau mes mains sous mon menton en le regardant.

« Bien sûr, nous pourrions trouver un petit arrangement… »

Murmurai-je, presque suavement. J’étais venue pour affaire, que cela passe par des menaces, cela m’importait peu. Je voulais coute que coute sortir de ce café satisfaite de la situation. Maintenant que le jeune homme semblait plus attentif à notre conversation, j’imaginais que celle-ci pourrait enfin mener quelque part.

Je retenais un rire, alors qu’il décrivait son cadet comme étant un idiot. Il n’avait pas tort. Kwan Sun était un garçon naïf, à l’esprit mal tourné notamment à cause de son manque d’expérience, et extrêmement manipulable. Le voir pouvait paraître comme une perte de temps, ce que je pouvais parfaitement comprendre. Toutefois, je me souvins de la courte après-midi que j’avais passé en sa compagnie et le moment avait été agréable au final. Bien sûr, je doutais que Satoshi puisse être objectif envers son cadet tant il devait prendre la responsabilité pour chacun de ses gestes, dont au final, peu devait être réfléchi.

« Il est distrayant, figures-toi. Son idiotie me rappelle que tout ne tourne pas autour du chantage et de commentaires à double-tranchant. »

De toute façon, quoi qu’il me dise, je ne changerai pas d’avis. Ma vie était déjà suffisamment dictée par sa conduite, je n’avais pas à l’écouter pour tout et rien. Satoshi ne pouvait pas non plus poser l’interdiction à son frère, pas tout de suite du moins ; il était donc coincé. Kwan Sun ne savait pas notre histoire, et il ne saurait rien tant que j’en aurais décidé ainsi. Il était inutile de débattre d’avantage sur le sujet.
« Tu ne sais pas ce que tu fais… » Avait-il raison ? Avait-il tort ? En soi, je n’en avais aucune idée. Il n’était pas impossible que je ne sache pas réellement où mènerait cette histoire. Je fonçai tête baissée, comme j’avais la mauvaise habitude de faire. Je repris là le même engrenage que celui qui m’avait amené jusqu’à mon mensonge, je marchai droit devant, sans deviner que peut-être les conséquences arrivées au bout du chemin seraient bien trop lourdes à porter pour mes frêles épaules. Mais, ça, je n’y pensais pas maintenant. Je pensais juste à protéger le peu de vie qu’il me restait. Je savais qu’un jour il me faudrait prendre mes responsabilités, mais, il était hors de question que ce soit parce que le jeune homme avait tout lâché à la presse avant moi. Je ne voulais pas vivre avec cette crainte de me réveiller un matin en faisant la Une d’un scandale et en avoir aucune maîtrise. Alors, je fonçai dans des menaces dont je ne connaissais pas exactement le pourtour mais, j’y allai avec conviction.

« Tu es toujours si sûr de toi. Regarde où cela t’a mené. »

Dis-je alors qu’il ventait des mérites qui étaient à moitié fondés. Il avait confiance en lui. J’avais également confiance en moi. Cependant, il était parfois aveuglé par cette confiance débordante en sa petite personne ; tant et si bien qu’il n’avait pas vu ma découverte venir. J’avais su le prendre de court, et je saurais le refaire. Cela ne serait pas bien compliqué. Même si le processus allait être lent, je ne baisserai pas les bras.

« Je te veux toi. »

Répondis-je à sa question. C’était une réponse de but en blanc, très directe et vague. Cela pouvait dire tout un tas de choses, et au final, je n’étais moi-même pas certaine du sens que je voulais lui donner. Après un soupire, j’ajoutai :

« Ton silence, contre le mien. Je trouve que c’est équitable. Tu fais quoi que ce soit qui me puisse me porter préjudice, et j’irai fouiller encore un peu plus dans ce tendre passé si cher à ton cœur. »

J’esquissai un sourire en coin. La proposition était simple. J’aurais pu profiter de lui. J’aurais pu lui réclamer tout l’argent que je lui avais donné. J’aurais pu le forcer à faire bien des choses. Mais, je ne voulais pas trop en dire. Il se pourrait que j’apparaisse de temps à autre sur son chemin, un joli sourire accroché aux lèvres pour lui rappeler mon bon souvenir, pour lui faire peur, un petit peu, comme il m’avait fait peur. Je voulais une démarche lente, avec quelques soubresauts.

Je ris. Un rire clair, court et cristallin. L’imbécile. Il était tenace, et il se noyait dans son entêtement. Par contre, il devait bien se douter que j’étais aussi tenace que lui. Ou bien, espérait-il encore me faire changer d’avis ? Espérait-il reprendre le dessus et me faire trembler comme il l’avait déjà fait auparavant ? Quel naïf. Il était hors de question que je lâche, quitte à ce que cette histoire se termine mal, je n’en avais rien à faire.

« C’est bien dommage pour toi… Tu n’auras plus rien. »

Il avait très certainement ses raisons pour me demander de l’argent plus qu’autre chose. Mais ça, il ne me l’avait jamais dit. Il s’était contenté de me menacer dès le départ, alors qu’enfant nous étions de parfait inconnus qui nous disions tout juste bonjour en se croisant sur le palier. Les choses auraient peut-être pu être différentes. Il avait choisi de jouer la carte du grand méchant plein de menaces, et il avait choisi la mauvaise personne. J’en avais assez.
Je lui suivis du regard alors qu’il se déplaçait pour se mettre à mes côtés. Je fronçai légèrement les sourcils, cherchant à comprendre où la conversation mènerait à présent. Nous tournions en rond, c’était indéniable. Pourtant, je ne voulais pas tourner les talons maintenant. Je voulais avoir le dernier mot, tout autant que lui, sans doute. Nous devions avoir l’air bien fin, à débattre avec des arguments creux tant nous ne savions ni l’un ni l’autre où tout ceci nous mènerait ; ou du moins, nous voulions désespérément croire que tout ceci mènerait bel et bien quelque part. « C’est eux que tu détruirais, pas moi. Moi, je m’en sortirais. » J’esquissai un sourire. Je l’écoutai, me retenant de rire malgré tout tant son mensonge était énorme. Je ne savais pas s’il pensait réellement pouvoir s’en sortir ou bien s’il disait cela à voix haute pour s’en convaincre.

« Si tu avais pu, tu les aurais laissés derrière toi depuis bien longtemps. Ne fais pas comme si toute cette situation t’était indifférente. »

Au final, étant le seul à pouvoir être jugé comme étant censé et complice, je ne doutais pas qu’il puisse prendre bien plus cher que ses cadets. Il était leur pilier. Il était leur tuteur légal, et il les avait aidés. Au final, toute la raison derrière ce meurtre m’importait peu. La famille Moon n’était pas la plus calme au travers des murs de nos appartements. Il s’était très certainement passé quelque chose pour que l’aîné en vienne à perdre la vie. Au plus profond de moi, je ne savais même pas si je voulais qu’ils se fassent prendre par les forces de l’ordre. Mon but était surtout de faire chanter mon maître chanteur pour qu’il me laisse tranquille, qu’il m’oublie.
Sa main contre ma joue, je ne le quittai pas du regard. J’étais agacée, mais n’en montrai rien. Un sourire doucereux vint se peindre sur mon visage. Je saisis doucement sa main, pour la retirer lentement de ma joue puis je le tirai brusquement à moi. Nos visages à quelques millimètres à peine l’un de l’autre, j’effleurai ses lèvres des miennes avant d’aller murmurer jusqu’à son oreille.

« Alors, jouons. »

Il ne connaissait rien, rien du tout. Ma vie parfaite, elle ne l’était pas tant que ça. J’avais monté les échelons avec difficultés, et sans cette opportunité, j’aurais très certainement finie dans un bordel dans un quartier malfamé. Etait-il envieux ? Je ne pensais pas. Je n’en savais rien. Je voulais juste qu’il sache que je n’obéirai plus gentiment, une enveloppe à la main comme je l’avais simplement fait ses derniers mois. Je lâchai sa main, et m’écartai doucement de lui sans le lâcher du regard.

J’étais frustrée par toute cette situation. Sans doute tout autant que lui d’ailleurs. Pour autant, je me sentis comme si j’avais gagné une toute petite bataille. J’avais réussi à le surprendre. J’avais réussi à faire battre son cœur sous la surprise, sous une once d’angoisse. J’avais réussi à voir dans son regard une expression nouvelle, et j’en étais satisfaite. Je savais que ce n’était pas terminé. J’avais lancé là un nouveau jeu, sans doute encore plus dangereux que le précédent mais, je n’étais pas prête de faire demi-tour. Satoshi était quelqu’un qui m’impressionnait, c’était certain. Il n’était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds, faisait deux têtes de plus que moi et avait entre ses mains la connaissance d’un secret qui pourrait me pousser tout droit à la rue. Cependant, je doutais qu’il ait un fond si mauvais que ça. La preuve était principalement dans la relation qu’il entretenait avec ses frères. Il en était de même pour l’argent, je doutais qu’il l’utilise à de mauvais escient mais plutôt pour payer de quoi vivre. Après un échange que je n’étais pas certaine d’avoir bien fait de lancer, il se redressait pour partir et j’eus tout juste le temps de lancer quelques mots avant que la porte ne se referme derrière lui.

« Tu me manques déjà ! »

La porte glissa et claqua contre son portant en un bruit sec. Je souriais, amusée. En y repensant, cela s’était sans doute passé mieux que je ne le croyais. Soupirant longuement pour laisser mes nerfs se détendre un à un, je m’étirai en me redressant de mon petit coussin. Je renfilai ma veste, replaçai sur mon visage les expressions neutres et douces de la jolie Airi, saisi mon sac à dos et sortis de la pièce comme si je venais d’avoir l’échange le plus agréable du monde avec un vieil ami. Je réglai la note, et rentrai chez moi. Au final, cet échange m’avait rappelé à quel point je pouvais détester Airi tout en l’aimant à ne pouvoir la lâcher. Je ne savais pas ce que ma prochaine rencontre avec Satoshi donnerait. Au fond, je ne savais pas quand elle serait, mais je savais qu’elle ne serait pas de tout repos.