Je commençais à être vraiment fatigué. Mon emploi du temps était soudain devenu très chargé. Entre les cours, je devais aider Minh Hien à se déplacer dans les couloirs. La tâche aurait été aisée si me retrouver au milieu de la foule ne provoquait pas un stress monstre en moi. Tout le monde évitait mon petit ami mais je semblais invisible à leurs yeux. Si bien qu'on me bousculait sans même y faire attention. Je ne m'étais pas plaint, d'une part parce que j'avais l'habitude, d'autre part parce que je ne voulais pas me faire remarquer. Si j'en avais parlé, Minh Hien se serait sûrement mis en colère. Il était inutile de me procurer plus d'angoisses que j'en avais déjà.
Il y avait mes bonnes résolutions aussi. Ça, c'était le plus fatiguant. J'avais décidé de ne plus me laisser faire. Néanmoins, je n'avais aucune idée de la manière dont je pouvais me défendre. J'étais physiquement désavantagé… il ne fallait pas longtemps pour s'en rendre compte. J'aurais pu mettre dans ma voix une bonne dose d'assurance et de menace, mais c'était loin d'être crédible. Seul mon regard pouvait encore m'aider dans ce sens. Mais j'étais généralement si envahi par la peur qu'il m'était difficile de camper sur mes positions. Quelques jours auparavant, j'avais eu bien de la chance que Mai passât près de moi. Cela m'avait frustré sur le coup. Elle ne m'avait pas laissé l'occasion de faire mes preuves… En fait, j'avais adopté la meilleure des stratégies à mes yeux : puisque je ne pouvais pas encore affronter ce genre de problèmes, je n'avais qu'à le fuir. Je faisais d'ailleurs de mon mieux, comme toujours, pour éviter les situations délicates.
Si bien que mes journées se résumaient à aller en cours, aider Minh Hien, étudier à la bibliothèque, manger et dormir. Je minimisais autant que possible le temps passé dans les couloirs.

Cela faisait presque une semaine que personne ne m'avait embêté – je soupçonnais la présence de mon petit ami et le tazer de Mai d'y être pour quelque chose. Si bien que j'avais un peu relâché ma vigilance. Je sortais de la bibliothèque et étais occupé à ranger mes affaires dans le vieux cartable qui ne porterait bientôt plus rien. Certes, l'idée d'être plus concentré sur le contenu de mon sac que sur mon chemin n'était pas celle du siècle. Mais si je m'attendais à trébucher et à m'étaler de tout mon long par terre… Mon sac m'avait échappé et j'avais par réflexe positionné mes mains contre le sol. Il n'aurait plus manqué que je me cognasse la tête… Une petite grimace apparu sur mon visage. J'étais assez dérouté en fait. Mes yeux cherchaient la cause de ma chute. Cette dernière se fit d'ailleurs entendre, me coupant dans mon élan – oui, j'avais quand même voulu me relever. Je restai cloué au sol en découvrant un regard moqueur. C'était lui qui m'avait fait tomber ? « Je... » Naïvement, j'allais répondre à sa question. Mais il ne me fallut pas longtemps pour comprendre qu'il était le seul responsable de ma chute. Que me voulait-il ?

Ses pieds étaient sur mes affaires et visiblement il n'y avait rien de plus normal pour lui. Seulement, au moment où il s'empara de mon carnet, je me redressai vivement. Trop tard, il l'avait ouvert. Le rouge me monta aux joues tandis que l'étudiant lisait sans pudeur un texte qui me tenait à coeur. C'était la seule fois… Pourquoi avait-il fallu qu'il tombât justement sur cette page-là ?! J'y avais relaté, ou plutôt résumé, un moment fort que j'avais partagé avec Minh Hien. Tétanisé, je dévisageais le jeune homme qui semblait prendre un malin plaisir à m'humilier. Je n'osais même pas compter le nombre de personnes qui venaient d'entendre ça.
Soudain, je me relevai vivement et m'approchai de l'inconnu. J'avais pris une décision, non ? Je n'allais pas me laisser faire ! « Rend-le moi ! » Je tendis la main mais le carnet m'échappa. Quoi ? Je n'avais pas été assez impressionnant ? Bon… Il était vrai que ma voix tremblait un peu et que mon regard paniqué était loin d'être convaincant. Mais mince ! J'étais vraiment en colère à présent. Mes affaires étaient éparpillées dans le couloir, mon uniforme avait légèrement pris la poussière et puis ce garçon dévoilait ma vie privée à toute l'école ! Alors je répétai, serrant un peu mon poing contre ma cuisse : « Rend-le moi ! Il n'y a rien de drôle et surtout rien qui te concerne ! » Je serrai les dents, les sourcils froncés, attendant qu'il se décidât à m'écouter. Il était trop grand pour que je pusse récupérer mon carnet par moi-même, sûrement trop fort aussi.

Plus l'étudiant lisait, plus je me décomposais. J'avais très certainement rougi et mon poing se serrait contre ma jambe. Ce récit, à peine romancé, était celui de la nuit que j'avais passé avec Minh Hien, à l'hôpital. Heureusement, je ne mentionnais aucun nom dans le texte. Mais lui et moi saurions tous deux que cette histoire était en fait réelle. Même sans savoir qui étaient les protagonistes, je voyais bien que les gens me dévisageaient. C'était la première fois que j'écrivais quelque chose de ce genre. C'était aussi la première fois que quelqu'un se permettait de dévoiler ce qui se trouvait dans mes carnets. C'était ce que j'avais de plus personnel, de plus intime. C'est sûrement pour cela que je haussai le ton, coupant le plus vieux dans sa lecture. Je me reçus presque aussitôt mon carnet sur le visage. De surprise, je n'avais pas pu le rattraper. La seconde d'après, avant même que j'eusse pu reprendre mes esprits, il me tirait près de lui, me faisant paniquer intérieurement. Je n'arrivais pas à cacher la peur dans mon regard, mais je maîtrisais encore les tremblements, ainsi que ma respiration.

De ses mots ou de son geste, je ne sus pas ce qui me choqua le plus. D'accord, le carnet semblait clair, mais pourquoi affirmait-il si brusquement mes préférences ? J'étais mort de honte. Mon corps s'était raidi contre le mur que j'avais heurté sans délicatesse. Il était en train d'éparpiller mes affaires dans le couloir. Connaissait-il le prix d'un livre ou d'un cahier ? Il avait des vêtements assez coûteux et je n'eus pas de scrupules à en déduire qu'il avait les moyens. Moi, j'étais loin de les avoir, alors un cahier ou même ce vieux cartable usé étaient vraiment précieux à mes yeux.
Quand il approcha, je détournai la tête, sans pour autant détacher mon regard du sien. Je devais tenir bon. Sa question me surprit. La formulation également. « N-Non, je... » Pas le temps de finir. Je fus forcé de le suivre jusqu'au distributeur et de laisser derrière moi mon sac et son contenu. J'eus du mal à déglutir quand il me mit face aux friandises. Il s'était écarté, ce qui me laissa l'occasion de respirer un peu. Si je fuyais maintenant, me rattraperait-il ? Il y avait toutes mes affaires derrière moi, je ne pouvais pas faire ça. Et puis je ne pouvais pas m'enfuir. Je m'étais fait une promesse qui, bien que difficile à réaliser, me tenait à coeur. Me défendre… C'était bien beau, mais comment m'y prendre ? Dans les films, les personnages comme moi utilisaient leur cerveau et se tiraient de situations impossibles par la ruse. Avais-je l'air de quelqu'un de rusé ? Je retenais à peu près tout ce que je lisais et comprenais plus vite que la moyenne quand il s'agissait de matières intellectuelles. Mais la vie de tous les jours, les relations humaines, ça c'était une toute autre histoire.

Mes yeux étaient fixés sur la friandise. Sur son prix surtout. Je n'avais pas cet argent. La veille, j'étais allé en ville avec Mai et j'avais dépensé les derniers yens qui me restaient. L'étudiant pouvait bien me forcer, fouiller dans mes affaires, dans mes poches, même dans ma chambre, il ne trouverait rien. Un choc me sortit de ma réflexion. Cette fois, je n'avais pas eu le réflexe de mettre mes mains en avant et ma tête avait cogné contre la machine. Je relevai alors les yeux sur mon agresseur et, le plus sincèrement du monde, j'expliquai : « J'ai entendu mais je n'ai pas d'argent. » J'entendis quelqu'un pouffer de rire derrière moi. Cela m'irrita un peu plus. J'étais à deux doigts de céder à la panique, mais les gens continuaient de se moquer. Qu'y avait-il de drôle dans tout ça ?! « Je n'ai pas d'argent ! » J'avais répété ça et puis j'avais reculé aussitôt, sentant que rester à sa portée ne serait pas l'idée du siècle. Allez Su Hwan, ne pleure pas. Ne lui fais pas ce plaisir. Si tu craques, il s'acharnera deux fois plus. Avec un peu de chance, je pourrais rassembler mes affaires et me réfugier dans ma chambre ou rejoindre Minh Hien à l'heure. Mais je ne me faisais pas trop d'illusions ; la chance me fuyait constamment.

Je savais pertinemment que si l'étudiant avait décidé de s'en prendre à moi, il trouverait quelque chose d'autre pour passer ses nerfs. Le fait que je fusse boursier n'arrangerait d'ailleurs rien. Je ne pourrais pas accéder à sa requête et lui acheter quelque chose d'une part, d'autre part beaucoup utilisait ma bourse pour me persécuter. Si j'avais su trouver les bons mots et adopter la bonne attitude, j'aurais déjà mis fin à cet échange qui ne menait à rien. Mais ce n'était pas dans mes habitudes de me rebeller. Je me contentais de subir et de prier pour que la personne en question se lassât rapidement.

Comme je l'avais deviné, le jeune homme n'en avait pas fini avec moi. Lorsqu'il s'approcha, je me raidis, retenant mon souffle. J'avais envie de lui répondre que seules mes capacités m'avaient permis d'entrer ici et que, par conséquent, j'avais bien plus de mérite que la plupart des élèves présents. Mais je m'en abstins. Je n'en étais moi-même pas convaincu. J'étais là grâce à mon Q.I. et à un prix littéraire. Ce dernier ne me semblait pas justifié. Plus j'écrivais, moins je me trouvais bon.
Un hoquet de surprise me saisit au moment où il m'envoya ranger mes affaires. Je ne perdis pas de temps pour m'accroupir et arpenter le couloir en remettant les cahiers dans mon cartable. Mes mains tremblaient déjà plus que de raison. J'avais de plus en plus de mal à contrôler mon souffle. L'air semblait se faire rare… Je savais très bien que ce n'était que le début. J'avais vécu des centaines de situations similaires. Il y aurait une suite, que ce fût aujourd'hui ou plus tard.
J'essayais de faire abstraction des regards amusés et méprisants que je sentais sur moi. Toutes ces personnes qui assistaient en silence à la scène finissaient par me persuader que j'étais en faute encore une fois. Mon existence posait-elle tant problème ? J'essayais pourtant de me faire discret. Je ne voulais déranger personne.
J'eus du mal à refermer mon sac, mais j'y parvins enfin et me redressai, juste à temps pour recevoir un coup auquel j'étais loin de m'attendre. Le choc me tira des larmes que je retins pourtant. Le souffle coupé, les yeux écarquillés, je ne pouvais dire si l'angoisse n'était pas plus forte encore que la douleur. Voilà, il venait de me remettre à ma place en balayant en quelques mots les efforts que j'avais faits jusqu'ici. Je devais me taire et encaisser, comme toujours. Où étaient Mai et son tazer, Ayden et son regard glacial, Minh Hien et sa répartie ? J'avais besoin de ceux qui étaient susceptibles de me protéger présentement… Au lieu de ça, je devais supporter la proximité de cet inconnu et serrer les dents pour ne pas attirer l'attention. Si quelqu'un intervenait maintenant, ce serait pire plus tard. Alors j'essayais de me taire et de récupérer un peu d'oxygène.

La proximité était une chose, la perspective de souffrir à l'abri des regards en était une autre. Je n'avais pourtant pas d'autre choix que de le suivre. Si je lâchais mon sac maintenant, je lui laissais tout ce que je voulais garder précieusement. Si je traînais des pieds, les anses de mon sac nous resteraient sûrement dans les mains. Je devais le suivre, la tête basse pour que personne ne vit la peur sur mon visage. J'étais de toute façon légèrement courbé à cause du coup qu'il m'avait donné. Qu'avais-je fait ? Je cherchais, en vain, quel tort j'avais eu. Pourquoi les gens semblaient au courant de ma sexualité ? En quoi être pauvre était un mal ? Pourquoi ne savais-je pas me défendre ? J'avais tellement honte de moi tandis que nous avancions sous les regards indifférents de nos camarades. J'aurais voulu disparaître à jamais.

Il s'arrêta enfin et je regardai rapidement autour de nous. Je me fichais de savoir où nous étions à vrai dire. Ce qui m'importait le plus, c'était combien de temps il lui faudrait pour en finir avec moi. Je devais retrouver Minh Hien pour l'aider. Et puis si l'inconnu pouvait épargner mon visage, cela m'arrangerait vraiment. Je n'avais aucune envie de raconter cet épisode à qui que ce fût. « Je suis désolé si j'ai fait quelque chose de mal... » Mon ton avait totalement changé. J'essayais de cacher mes larmes mais elles avaient envahi mes yeux et faisaient tressauter ma voix. Cette dernière était basse et craintive. J'avais eu beau essayer de m'endurcir, j'étais toujours faible. Je ne me supportais absolument plus.