Tenue

Pour une fois, tout semble aller bien. Mais vraiment. Bon d’accord, j’ai dormi à la bonne étoile, chose pas forcément très agréable, tout ça parce que des petits malins se sont amusés à piquer notre tente pendant que Ryû et moi étions partis. C’est toujours sympathique de découvrir que les efforts pour la monter ont été vains, même si je n’y ai en fait pas contribué. Encore heureux, sinon je crois que j’aurais inspecté tout le camp à la recherche des fautifs, je me demande même comment l’enseignant a fait pour conserver son sang-froid, même si je me dis qu’il avait peut-être déjà suffisamment passé ses nerfs sur moi à notre arrivée. Puisqu’aucun de nous n’avait le courage de la remonter alors qu’il était tard, il est donc convenu que ça soit fait d’ici ce soir, Ryû ayant promis de s’en occuper. Il faut reconnaître que le voir si volontaire pour effectuer cette tâche n’est pas pour me déplaire, moins je fais d’efforts physiques mieux c’est et ce n’est juste par simple fainéantise. Enfin bref, si on oublie ce petit incident, ma journée s’annonce plutôt bien. Pas de mauvaise surprise, pas de Yun Hua perdue en pleine forêt et pas de dérapage imprévu. Le rêve en résumé, je vais finir par penser que ce séjour va se dérouler sans faire la moindre vague, c’est limite si faire la cuisine n’est pas devenue une occupation intéressante.

C’est donc de bonne humeur que je reviens vers le camp après une petite promenade sans contrariété, puisqu’il commence à se faire tard. Je n’ai pour ainsi dire que trop hâte de me poser enfin dans une tente montée, mon dos ayant entre autre souffert de n’avoir eu que le sol dur pour matelas. Et encore, ç’aurait été encore pire si les moustiques avaient été méchants avec nous. Bon, il ne faut pas trop en demander, j’ai quand même eu droit à trois jolies piqûres mais honnêtement, quand on dort à la belle étoile, ce n’est pas grand-chose je pense. Imaginez donc un peu ma déception à la vue de notre emplacement. Il se trouve en effet que je ne vois aucune tente à l’horizon, juste un Ryû assis par terre, me souriant d’un air béat. Qu’est-ce que ça veut dire ? Agacée, je presse le pas dans sa direction et croise les bras d’un air inquisiteur une fois arrivée devant lui.

« C’est à ça que tu pensais quand tu disais qu’elle serait remontée pour le soir ?, je lâche d’un ton sec, je peux savoir ce que tu fous au… »

Pause. Dans mon emportement, mes yeux se sont égarés sur un détail que je viens de remarquer et pourtant loin d’être négligeable. Son bras. Putain. Il a un plâtre. Sous le choc, je place ma main devant ma bouche, pour le moins surprise de cette découverte. Avoir un bras cassé n’est pas commun et certainement pas bienvenu quand on est sur une île en tant qu'aventurier.

« Oh mon dieu, je finis par lâcher, comment tu t’es fait ça ? C’est pas trop grave au moins ? »

Je crois qu’il n’a décidément pas de chance en ce moment, c’est le moins qu’on puisse dire. Je me mettrais presque à le plaindre sincèrement.

Si je suis inquiète ? C’est une vraie question ? Evidemment que ça me préoccupe son état, je le vois partir le matin, on fait chacun nos petites affaires et voilà qu’au moment de se revoir, je découvre que son bras est recouvert d’un plâtre. Si je ne m’inquiète pas à ce stade, je ne m’inquiéterais pas pour grand-chose, ce qui ne serait pas pour me déplaire en ce moment cela dit. Au diable la tente qu’il faut monter, je veux seulement savoir ce qui s’est passé pour qu’il se trouve ainsi, ce ne sera pas marrant d’avoir ça tout au long du séjour sur l’île. Même si je reste plutôt calme, je compatis à sa douleur, il n’a vraiment pas de chance dernièrement il faut croire. Entre moi qui démolis la tente par inadvertance sans rien faire pour aider, la piqûre d’abeille qu’il a eue, la tente qui a été échangée avec une autre qui n’a pas été montée et maintenant ça, je crois qu’il va falloir qu’il passe ses journées assis au camp s’il ne veut pas avoir d’ennuis supplémentaires. Et il a beau me dire que ce n’est pas grave et faire comme si ça ne l’embêtait pas plus que cela, je ne suis pas dupe. Je vois bien que ça le gêne, son bras est cassé, ce n’est pas comme s’il s’était juste foulé le poignet.

Honnêtement, je ne crois pas un mot de son histoire de branche qui n’a pas tenu. On peut être malchanceux, très malchanceux, mais à ce point, je ne crois pas non, il n’est pas idiot au point de s’accrocher à une branche fragile tout de même ! On ne peut pas dire non plus que le fait qu’il n’ose pas me regarder en disant ça et qu’il se morde la lèvre joue en sa faveur, il me cache quelque chose, c’est certain. Et je n’ai même pas besoin de lui demander de me dire la vérité puisqu’il la révèle lui-même. On l’a fait tomber ? Il y a vraiment quelqu’un ici qui trouve drôle de faire tomber les gens pour leur casser un bras ? J’ai intérêt à me renseigner pour préparer mes arrières.

« C’était qui ?, je demande, cachant mon énervement contre l’individu comme je peux, si, c’est important, s’il y a un malade mental sur ce camp, je tiens à être prévenue. »

Et à lui coller mon poing aussi quand je le croiserai à l’occasion. Non mais s’amuser à faire tomber les gens d’un arbre, sincèrement, y’a des gens qui n’ont rien de mieux à faire ! Bon dans l’immédiat, ce n’est pas de mes talents de kung fu dont Ryû a besoin mais que je le dissuade d’aggraver son état. Parce qu’il est hors de question qu’il joue à MacGyver dans de telles conditions. C’est donc tout naturellement que je prends le matériel de la tente en mains pour l’éloigner du professeur, déposant les différents éléments un peu plus loin. Qu’il n’essaie même pas de s’y remettre !

« Alors, il est hors de question que tu montes cette tente, je vais le faire, j’annonce en y mettant autant de conviction que je le peux, repose-toi, lis quelque chose, moque-toi de moi qui galère. Tu peux même piquer mon oreiller ou mes livres si tu veux. Mais tu ne toucheras pas à un seul morceau de cette tente, pigé ? »

Je n’attends pas sa réponse pour lui tourner le dos et me concentrer sur la nouvelle tâche que je me suis moi-même attribuée. Heureusement que je ne suis encore qu’au début de la grossesse, on aurait été bien sinon ! Il ne me reste plus qu’à suivre le mode d’emploi pour monter cette fichue tente, j’espère simplement que j’y arriverai avant la tombée de la nuit. On y croit !

Il est évident que puisque Ryû a rejoint le groupe « invalides » du camp, car je me suis aperçue qu’il n’est pas le seul à avoir été blessé visiblement. A croire que ce camp est maudit et que nous allons tous en faire les frais. Enfin, si je peux passer ça m’arrangerait, j’aimerais autant ne pas jouer avec le feu, même si pour cela j’aurais mieux fait de ne pas venir, tout simplement. C’est tout de même bizarre, quelqu’un qui s’amuse du malheur des autres, et encore ce n’est même pas se moquer de la malchance de l’enseignant, c’est carrément créer cette dernière. Si je rattrape l’enfoiré qui a fait ça, je ne donne pas chair de sa peau et justement, Ryû m’apporte plusieurs informations afin que je puisse plus ou moins le reconnaître si jamais je le croise. Quelqu’un qui le fait tomber au lieu de l’aider à descendre. Environ mon âge. Blond. Pas à l’école. Ouhlà. Se pourrait-il que le hasard soit si capricieux ? Il me semble en effet avoir croisé un visage familier à tout hasard – et m’être plus ou moins enfuie à ce moment-là – qui était aussi devenu blond. Et qui est assez sadique pour réaliser le genre d’acte que vient de me décrire mon binôme. Ce serait quand même le comble que le responsable de son bras cassé soit Dakota…

Trêve de bavardage, j’éluciderai ce mystère plus tard, maintenant que le capitaine en charge du montage de tente est devenu un infirme, je dois prendre sa succession et honnêtement, ça ne paie pas de mine. Je n’ai jamais été douée pour les travaux pratiques ou manuels en dehors du dessin, c’est sans doute ce qui explique que j’ai dû demander à Ryû de bien vouloir m’accueillir dans sa classe pour réussir à maîtriser ces fichus logiciels graphiques. Je ne m’avère pas plus douée avec la tente et à peine arrivée au début des instructions, je m’emmêle déjà les pinceaux. C’est mieux que je plante les piquets progressivement ou bien une fois qu’ils sont tous passés dans les trous des tentes prévus à cet effet ? Cruel dilemme. C’est limite si je ne sauterai pas dans les bras de Ryû – mais on va éviter bien entendu pour des raisons évidentes – quand il me propose de me guider.

« C’est l’idée la plus géniale que tu aies jamais eue mon cher !, j’approuve en me retournant vers lui, un grand sourire aux lèvres, tu supervises et moi j’exécute, ça marche ? »

On n’a pas le choix de toute manière si on veut espérer passer la nuit à l’intérieur de la tente cette fois-ci. C’est presque si j’hésite à ne pas noter nos noms dessus une fois le dur labeur achevé, histoire qu’on n’essaie plus de nous la piquer en disparaissant dans la nature.

« Tu devrais quand même penser à faire quelque chose. Améliorer ton karma par exemple, je suis sûre que tu aurais moins de problèmes. »

Même si en vérité il se pourrait que ce soit un peu ma faute. Est-ce que ça pourrait vraiment être lui ? Des psychopathes dans le même genre, il n’y en a pas trente-six que je sache. Et est-ce qu’il l’a fait parce qu’il a vu les rumeurs sur Royal Shit ? J’avoue que je commence à me poser la question, je serais vraiment embêtée si jamais Dakota l’avait fait tomber pour m’embêter.

« Et heu… Il ne t’a rien dit de spécial le mec qui t’a fait ça ? »

Sait-on jamais, c’est peut-être tout simplement une malheureuse coïncidence. Je m’en voudrais que Ryû ait fait les frais d’une autre erreur commise lors d’une soirée trop arrosée. On n’a vraiment pas besoin de ça en ce moment.

Je ne me sens pas un instant crédible avec les pièces de la tente en mains et je n’ai aucune idée quant à la manière de procéder. C’est sans doute ce qui explique que Ryû se propose pour venir à mon secours, car, qu’on se le dise, même avec un bras en moins, il sait certainement toujours mieux comment il faut monter une tente que moi avec tous mes membres valides et mon cerveau intact. Oui je ne sais pas monter une tente et alors ? Ça ne va pas m’empêcher de dormir, loin de là, Ryû sera la tête pensante et j’exécuterai ses ordres à la lettre, ce sera très bien. Je suis ainsi scrupuleusement ses instructions, à croire qu’il est beaucoup plus crédible en cet instant dans son rôle de professeur que durant ses propres cours. Je me demande si ce n’est pas lié au fait que je ne suis pas obligée de porter une jupe pour me mettre à l’ouvrage, ahem. Quoiqu’il en soit, je ne m’en sors pas trop mal, mon partenaire s’avérant être un vrai génie du montage de tente.

Je jette soudain un regard dans sa direction au moment où il reprend la parole, en affirmant qu’il est convaincu d’être poursuivi par une malédiction depuis toujours. Tiens donc, c’est nouveau ça. J’arque un sourcil, un peu surprise par cet aveu. Soit, je veux bien croire que la situation ne doit pas être toute rose en ce moment pour lui et qu’il lui arrive pas mal de broutilles mais à ce point, non je ne pense pas. Je ne comprends pas non plus où il veut en venir quand il dit qu’il aimerait que les autres n’en fassent pas les frais. Est-ce que par hasard il penserait à moi ? Suis-je en train de rêver ou monsieur exprimerait-il de la compassion à mon égard ? Il va neiger cette nuit si ça continue. Par ailleurs, il ne semble pas avoir échangé grand-chose avec le responsable de son état actuel, hormis des insultes, ce qui ne m’avance pas plus quant à mes soupçons. Je suppose qu’à moins de me confronter directement à Dakota, je ne pourrais jamais être totalement fixée sur ce point et l’idée de lui faire face ne me plaît que très moyennement. En revanche, je romps mon silence – trop concentrée sur ma tâche c’est une première – à l’écoute des propos de Ryû. Rester cloîtré chez lui ? Quelle blague.

« Je ne sais pas si c’est une meilleure idée, lui fais-je remarquer en continuant mon dur labeur, observant que ça commence à prendre forme, t’étais bien resté chez toi la dernière fois, non ? »

Lui était resté enfermé chez lui, j’ai juste eu le malheur de me rendre dans sa demeure pour ce fichu cours particulier qui au final n’a pas eu lieu. J’aurais dû m’enfuir en courant au moment où j’ai vu qu’il était ivre, je le sais mais bon, que voulez-vous, trop de bonté demeure en moi. Ou de bêtise. Quoiqu’il en soit, si Ryû veut un moyen sûr d’éviter les ennuis, je crois bien qu’il peut y renoncer de suite. Mais au fond, qui rêve d’une vie monotone sans rien pour y mettre un peu de piment. Je m’interromps donc un moment dans ma tâche pour venir lui taper gentiment dans le dos, histoire de le remotiver un peu.

« Allez, sois pas si abattu. Regarde comme cette tente devient un chef d’œuvre grâce à tes instructions !, je l’encourage en pointant ladite tente du doigt, de toute manière, je te vois pas assis tranquillement dans ton fauteuil avec un vieux pull en fumant la pipe. Ça casse le mythe tu vois ? »

Ma bienveillance me perdra c’est certain. C’est plus fort que moi, je n’aime pas le voir comme ça, encore moins en songeant que c’est peut-être à cause de Dakota. Je préfère encore qu’on se prenne la tête comme des enfants, un peu comme à notre arrivée. Je retourne ensuite près de la tente pour reprendre le cours des opérations, plus déterminée que jamais. Oui je pourrais m’allonger dans cette tente avant que le soleil ne soit couché !

« Si tu veux, pour me distraire un peu en même temps que je joue aux mécanos, tu peux toujours me parler de tes malheurs si ça peut t’apaiser. »

Puisqu’il est convaincu de porter une vraie malédiction, je suppose qu’il n’y a pas que ce qui s’est passé entre nous qui le pousse à croire cela. Je crois d’ailleurs me souvenir vaguement l’avoir entendu évoquer une ex particulièrement exécrable. Au moins, ça m’aidera à passer le temps pendant je m’affaire comme je peux.

Ce serait dommage que le reste du séjour se déroule dans le calme et la tristesse juste parce que monsieur Katsura a décidé d’avoir le blues. Un bras cassé n’a jamais tué personne et n’a jamais mis fin à une carrière – sauf pour les sportifs peut-être – ou une vie. Il s’en remettra, pas de quoi en faire un drame, pourtant à le regarder, on a vraiment l’impression que sa fierté en a pris un sacré coup. C’est si grave que cela pour lui ? Il semblerait, c’est un peu triste dans un sens de voir son ego masculin remis en question juste à cause de cela. Heureusement que je ne connais pas de telles crises existentielles à la perspective de savoir que mon corps va un peu se déformer à cause de la grossesse, imaginez un peu le drame sinon. Même lorsque je ne parviens pas à réaliser un dessin digne de ce nom en quelques heures, je ne me morfonds pas le sorte, c’est tout de même incroyable de s’abattre pour si peu. Il faut croire qu’il doit penser que la liste des complications dans sa vie commence à devenir trop longue. Pauvre chou, il me fait vraiment de la peine à broyer du noir de la sorte, aussi mets-je toute mon énergie à tenter de le secouer un peu.

Honnêtement, ce n’est pas encore ça, mais y’a du mieux. Légèrement hein mais quand même. Il est certain que je vois davantage Ryû jouer aux jeux vidéo avec une bouteille de bière à côté plutôt qu’à lire un livre avec des lunettes d’intellectuel. Mais comme je l’ai dit plus tôt, c’est aussi ça qui fait son charme, détail qu’il n’a même pas relevé, à ma grande tristesse. Si même mes compliments ne le font pas réagir, je ne suis pas au bout de mes peines. Ce qui ne l’empêche pas de me dire que je me débrouille assez bien pour monter la tente, heureusement que j’ai un guide, sinon je n’y serai pas arrivée ! C’est vrai qu’on dirait que j’ai bientôt fini, youpi. Par contre, monsieur refuse de se confier à moi, ne serait-ce même que pour passer le temps. Oh il est timide ? Qu’à cela ne tienne !

« Quoi, c’est si terrible que ça ? Ton ex a pourri ta vie à ce point ?, je demande en jetant un bref regard à mon binôme, analysant son expression pour voir si j’ai visé juste, comme tu veux, je vais m’occuper toute seule alors. Tu vas voir, ma vie est vraiment passionnante. »

Pas tant que ça en fait, mais il faut avouer qu’elle comporte suffisamment de bons éléments pour écrire une histoire, si jamais l’envie lui prend de se reconvertir. Suivant les conseils de mon instructeur, je m’attaque à la dernière étape de la tente mais ne tarde pas à reprendre le fil de la discussion en même temps.

« Alors, déjà il faut savoir que je suis issue d’une liaison extra-conjugale. C’est mon père qui est marié. Comme je te l’ai déjà dit, je ne l’ai pas vu beaucoup et je ne le porte pas beaucoup dans mon cœur. Alors, voyons voir…, je m’interromps quelques instants pour être sûre de bien mettre en place les derniers éléments, je me suis aussi fait enlever parce que des types voulaient obtenir une rançon de sa part. Et en plus j’ai récemment découvert avoir un demi-frère qui en a également bavé à cause de lui. Ah et aussi j’ai été anorexique pendant un moment. Je crois que c’est à peu près tout…. »

Bon ça fait déjà pas mal, j’en suis consciente, mais je préfère relativiser quant à la quantité d’informations que je viens de dévoiler à Ryû. L’avantage que ces dernières soient nombreuses, c’est que j’ai maintenant fini de monter la tente, chose qui n’est pas sans me procurer une joie intense. On va enfin pouvoir dormir correctement cette nuit !

« Youpi ! Je pensais vraiment pas y arriver du premier coup. Allez, dis-le que je suis la meilleure ! »

Et oui, je suis capable de bondir avec le sourire au visage après avoir dévoilé les faits les plus sombres de mon existence. A croire que j’ai un don pour toujours rester positive.

Qu’on ne s’y trompe pas, je ne passe pas le plus clair de mon temps à raconter ma vie à n’importe qui, au contraire. Moins j’ai l’obligation de parler de ce genre de choses, mieux je me porte, je n’aime pas tant me rappeler tout ce que j’ai pu traverser ni parler de ma famille qui à elle seule est un véritable désastre. Ce qui est certain, c’est qu’il suffit de jeter un coup d’œil à mon existence pour comprendre pourquoi j’ai décidé de faire adopter le bébé et non pas de le garder envers et contre tout, ça ne m’a pas effleuré une seconde. Déjà, il est hors de question que mon père l’apprenne – enfin si ça peut lui faire faire un arrêt cardiaque à la limite… - je n’ai pas envie d’avoir une visite surprise avec des belles leçons de morale complètement inappropriées. Puis zut, vous imaginez si jamais j’avais voulu le garder le grand-père pourri qu’il aurait eu ? Impossible. J’ai beau aisément imaginer ma mère en mamie gaga, il est hors de question que je prenne le risque qu’il n’y ait ne serait-ce qu’un contact visuel entre mon géniteur et l’enfant, je préfère nettement le confier à des personnes qui sauront en prendre soin, elles.

Je ne peux réprimer un petit sourire sarcastique en écoutant Ryû dire que j’ai bien fait d’avorter vu que c’était la cerise sur le gâteau de mon existence. J’avais presque oublié pendant une seconde que je lui ai menti à ce sujet, je devrais peut-être songer à réparer cette erreur. Enfin, pas de suite, je ne voudrais pas aggraver sa déprime. Déprime qui semble légèrement disparue puisqu’il ne tarde pas à me féliciter pour l’exploit que je viens de réaliser. La tente tient debout pardi et ça fait plusieurs secondes que ça dure ! Pas un coup de vent pour qu’elle s’effondre, rien, elle est stable. Je devrais presque prendre une photo pour célébrer l’évènement. Je ne sais pas s’il était vraiment convaincu que je pouvais le faire ou s’il dit ça juste pour me faire plaisir après mes révélations de choc, mais ça me fait plaisir quand même. Mine de rien, ce n’est pas si souvent que j’ai droit à des compliments de sa part, c’est toujours bon à entendre. Cela dit, je hausse les épaules lorsqu’il reprend, avec l’air le plus nonchalant.

« Ça va, c’est pas la pire chose qui me soit arrivée tu sais, je lâche avec un petit ricanement, il doit bien le savoir maintenant que c’est plutôt dérisoire par rapport à ce que j’ai connu, tiens, ça me fait penser. Ma brûlure à l’épaule date de mon enlèvement. Ces imbéciles ont été assez bêtes pour déclencher un incendie tous seuls… »

Des blaireaux, oui vraiment. Mais des blaireaux assez flippants tout de même. J’en ai un frisson d’horreur en y repensant. Non, je n’ai vraiment pas envie de me remémorer cet épisode, je préfère encore penser à mon prochain examen médical pour le bébé. Oui oui, c’est beaucoup moins terrifiant, il n’y a pas photo. Maintenant que nous avons un abri, je saisis le sac où se trouvent mes affaires et le dépose à l’intérieur, m’apprêtant à m’installer également sous la tente. Je m’arrête en chemin, repassant ma tête dans l’ouverture pour interpeller Ryû.

« Tu es sûr que tu n’as pas envie de me parler de tes malheurs ? On va sous la tente si tu veux, comme ça personne saura que le grand Katsura Ryû a le bourdon à cause d’une fille. »

C’est plus fort que moi, j’adore l’embêter et puis ça me permet de détourner mes pensées de mes malheurs personnels. On s’aide mutuellement sur ce point je pense. Cependant, je n’attends pas sa réponse et m’allonge sur mon sac de couchage que j’ai ramené à l’intérieur de la tente. Au pire je pourrais toujours lire un livre pour passer le temps.

Maintenant que cette fichue tente tient enfin sur pieds, je compte bien en profiter, dormir à la belle étoile c’est bien joli, mais avec un abri au-dessus de sa tête et loin des moustiques, c’est beaucoup mieux. Remarquez, avec ce que j’ai vécu, ce n’est pas un moustique qui aura ma peau, je le sais bien mais bon, ça reste dérangeant quand même. Je n’ai jamais compris l’intérêt de toutes ces petites bestioles qui viennent vous piquer de temps à autre, comme ça, histoire que vous ne vous reposiez pas trop longtemps sur vos lauriers, quand bien même ça ne ferait que cinq minutes. Il ne manquerait plus que les araignées géantes d’Harry Potter se joignent à la partie tiens, histoire de bien rire. Ou pas. Au moins, me réfugier dans la tente me permet d’éviter la dernière question de Ryû. Ce qu’ils comptaient faire ? Ma foi, je n’en sais rien, je suis bien contente qu’ils aient foiré leur plan en jouant avec un déodorant et un briquet, parce que je ne vois pas pourquoi mon père aurait fini par réagir. Qui sait, si ça se trouve, ils avaient projeté de me couper les doigts un à un pour les lui envoyer. Charmant. Evidemment que je suis consciente d’avoir eu chaud sur ce coup-là mais bon, je préfère relativiser, voir les choses avec de la distance, c’est préférable. Les séances chez le psy n’étaient pas pour rien de toute façon.

Je me redresse, sourcils froncés en l’entendant expliquer qu’il a retrouvé son paquet de cigarettes et qu’il va en fumer une avant de venir. Il fume ? Tiens donc, c’est nouveau ça, ou alors il a dû traverser une période « J’arrête de fumer » avant de se rendre compte que la force des cigarettes est plus forte que sa propre volonté. Croyez-en une experte à qui le médecin n’a pas arrêté de proférer qu’il fallait arrêter le tabac aussi vite que possible, pour le cancer du poumon tout ça. Autant vous dire que je n’étais pas présentement enceinte j’aurais vraisemblablement déjà vidé la moitié d’un paquet. Ce n’est peut-être pas plus mal au fond si je fais une petite pause sur ce point, ma respiration ne s’en portera que mieux. Enfin, si la tentation ne s’approche pas trop près non plus. Voilà que Ryû ne parvient pas à ouvrir son paquet et me quémande de le faire. Outch. Sans compter qu’il l’invite explicitement à en prendre une si l’envie m’en chante.

« Qu’est-ce que tu ferais sans moi je te jure…, je soupire en lui prenant le paquet des mains, relativement agacée. »

Forcément, lui, il ne peut pas comprendre pourquoi je suis énervée. Oui, j’ai très envie de lui en piquer là tout de suite mais il est clairement recommandé aux femmes enceintes de ne pas fumer, c’est universel et on me l’a répété trop de fois lors de mon premier examen médical pour que je fasse comme si je ne savais pas. Bordel. J’ai beau me dire que si je n’en prends qu’une, au fond ce n’est pas si grave, mais je me souviens m’être déjà dit ça la dernière fois devant la clinique. Ce serait sûrement idiot de réitérer cette bêtise. En même temps, je subis tellement de stress dernièrement que l’idée même suffit à me détendre par avance. Qu’est-ce que je fais ? Oh je sais ! Idée lumineuse, merci de t’être manifestée.

« Tiens, lui dis-je en lui tendant son paquet qui est en fait ouvert depuis cinq minutes, merci mais mon médecin dit que je devrais essayer de faire attention. Du coup ça te dérange pas si je gratte un peu sur la tienne ? »

Et voilà, le compromis idéal pour fumer un peu mais trop. Ce ne sont pas deux trois bouffées de cigarette qui vont me porter préjudice n’est-ce pas ?

Ceci vient sans doute d'être gravé dans mon esprit comme l'un des pires dilemmes auxquels j'ai dû avoir affaire dans ma vie. Sans rire, je ne me serais jamais crue capable un jour de savoir refuser une cigarette, pourtant si gentiment proposée. C'est presque si Ryû n'était pas prêt à me la donner en mains propres si jamais il avait réussi à ouvrir son paquet tout seul. Le fait qu'il se soit cassé le bras n'est peut-être pas une si mauvaise chose au final, je me serais retrouvée mal avec cette cigarette en mains à simplement évoquer un argument bidon pour la lui rendre. Bien sûr que je suis consciente que mon excuse reste bidon et complètement illogique – même si on peut supposer qu'une radio de l'état actuel de mes poumons aura suffi à me faire entendre raison – mais je n'ai pas trouvé pour couper la poire en deux. Je veux fumer, un peu, mais pas trop pour le bien être du bébé qui se trouve actuellement dans mon ventre, mais que Ryû croit avoir été évaporé dans la nature. Il n'y a pas de doute là-dessus, je ne devrais pas mentir, non seulement je n'aime pas ça, mais je suis toujours vite rattrapée par mes mensonges, à croire que je suis destinée à ne pouvoir dire les choses qu'en toute franchise.

Il faut dire que la réaction de mon vis-à-vis ne me rassure en rien, puisqu'il paraît pour le moins étonné de ma réponse. Ah, c'est vrai qu'il était là au moment où j'ai fumé devant la clinique alors que je savais déjà que j'étais enceinte. Oups. Va-t-il se douter de quelque chose ? Cela n'y ressemble pas, il semble surpris mais pas incrédule, je suppose donc qu'il ne va pas chercher plus loin. On ne sait jamais après tout, vu les péripéties qui sont arrivées au fil de mon existence, j'aurais aussi très bien pu hériter d'une maladie héréditaire, l'apprendre tout récemment et avoir été mise au courant du fait que fumer pouvait aggraver la situation. C'est tordu, mais je crois qu'il y a pire comme argumentation non ? Enfin bon, si je peux éviter de m'attirer à nouveau sa compassion affligée hein.

« Comme je te comprends!, je m'exclame une fois la cigarette en mains, avant d'en tirer une bouffée, moi aussi ça fait plusieurs semaines déjà... »

Débilité profonde ? Il semblerait. Certes, j'aurais pu apprendre la nouvelle durant ce laps de temps mais sincèrement, je n'ai pas vraiment l'air de quelqu'un qui arrête de fumer suite à une indication de son médecin. Mais bon, j'ai le don pour ne rien laisser paraître – quand je veux – alors je ne pense pas que ce Ryû, plutôt absorbé par la redécouverte du tabac, va tilter. Après avoir tiré encore un peu dessus, je lui rends, à contre-cœur, sa précieuse cigarette. Je ne sais pas finalement si c'était une bonne idée d'en prendre juste un peu, ç'aurait été plus prudent de ne pas fumer du tout. Mieux vaut que je m'en éloigne de suite.

« Bon je te laisse la finir en paix, j'annonce en retournant me réfugier au fond de la tente, t'as qu'à venir quand ta séance de junkie sera finie. »

Et oui, c'est moi, qui ne suis même pas fichue de résister à la cigarette pendant ma grossesse qui donne des leçons sur l'addiction au tabac. N'importe quoi.

Je suis sans aucun doute la pire menteuse de l’univers. En fait, pour être totalement honnête,  dès que je suis installée dans la tente, je me demande combien de temps il me reste précisément avant que Ryû ne découvre la supercherie et, de fait, la triste vérité. Avec un peu de chance, je peux néanmoins espérer qu’il soit davantage concentré sur sa fabuleuse cigarette plutôt que sur mon étrange comportement. Pour être tout à fait honnête, non, je n’ai pas la moindre envie de lui révéler la vérité, je préfère les choses telles qu’elles le sont à cet instant précis. Certes, notre « relation », si on peut nommer cela de la sorte, est toujours aussi bizarre et inexpliquée, mais au moins, il n’y a plus le sujet « bébé à problèmes » dans nos conversations. Je n’ai aucune envie d’en parler avec lui pour la simple et bonne raison que je n’ai aucune envie de jouer aux futurs parents conciliants. Et je n’ai pas non plus envie qu’il me considère comme la pauvre fille qu’il a involontairement mise enceinte et avec laquelle il est obligé de s’entretenir juste pour cela, question de fierté féminine je suppose.

Au moment même où Ryû met enfin les pieds dans la tente, je me redresse à peine sur les coudes, coupant court à ma réflexion existentielle. S’il a vraiment des doutes, il ne devrait pas tarder à m’en faire part, chose qui se voit confirmée quand il s’adresse à moi. Parler d’un truc ? Je fronce les sourcils, aurait-il finalement compris ? En fait pas du tout. Il se contente d’évoquer notre « aventure ». Il veut en parler ? Maintenant ? Pourquoi ? Finalement, je me rends compte que je suis bien loin du compte. Non seulement il n’a pas compris que je n’ai pas avorté, mais en plus, ce n’est pas mettre les points sur les i qui l’intéresse. Honnêtement, si je n’étais pas un minimum compréhensive quant à ses inquiétudes, je l’aurais très mal pris. Je veux dire, mince, la seule chose dont il veut parler quant à ce qui s’est passé sous la cascade, c’est de s’assurer que je ne sois pas retombée enceinte. Ouah. Suis-je simplement un utérus sur pattes qui risque de créer un potentiel bébé pour lui, je me le demande. Je retire ce que j’ai dit, malgré tous mes efforts, je suis vexée. Terriblement vexée.

« Non rassure-toi,je lâche finalement en faisant claquer ma langue contre mon palais, faisant de mon mieux pour dissimuler mon amertume, tu peux dormir sur tes deux oreilles, pas de second bébé en vue. »

Dit comme cela, ce n’est pas vraiment un mensonge. Je doute fort qu’en l’état des choses je puisse de nouveau tomber enceinte, haha. En revanche, je ne peux nier que sa question passe en boucle dans ma tête et m’irrite un peu plus à chaque fois. Alors quoi, la seule conséquence importante que ça puisse avoir c’est potentiellement que je retombe enceinte ? Splendide. Etrangement, tout à coup, je trouve la force de m’asseoir, ramenant mes jambes contre moi et les entourant de mes bras, un peu comme si j’avais peur que mon ventre ne me trahisse alors qu’on n’y voie encore rien. Pour le moment.

« Tu devrais arrêter de t’inquiéter, ne t’en fais pas, je m’en voudrais de mettre en péril ton existence, encore, je reprends avec un ton plus acerbe, c’est vrai que ta copine blonde risquerait peut-être de ne pas apprécier. Je m’en voudrais d’ériger un obstacle à un si beau début de romance… »

C’est traître, c’est petit, c’est méchant – et gratuit – mais c’est parti tout seul. Je devrais peut-être prendre des cours d’altruisme, ça me ferait du bien.

Je ne sais pas pourquoi mais il y a des jours, des moments où je deviens, comme par magie, incroyablement exécrable pour une raison qui n’est en fait pas grand-chose en soit. Je veux dire, avec le recul, on peut aisément comprendre que Ryû puisse se poser des questions quant à une possible nouvelle bourde concernant notre petite escapade de la dernière fois. Mais pas de mon point de vue en cet instant précis. J’ai le sentiment qu’il me prend pour une idiote, une fille irresponsable qui ne sait pas apprendre de ses erreurs et ça a soudainement le don de m’irriter au plus haut point. Il a beau être plus âgé que moi et se trouver être un professeur de mon école, cela ne lui donne en rien le droit de s’adresser à moi comme si je n’étais qu’une pauvre gamine qu’il faut surveiller en permanence parce qu’elle passe son temps à faire des bêtises. Encore moins quand il participe activement à ces dites bêtises. Sans commentaire. Alors oui, je suis clairement remontée, je suis pour ainsi dire profondément déçue qu’il en revienne à ça au moment où je pensais qu’on avait dépassé ce stade et qu’on commencerait à parler d’adulte à adulte de manière la plus naturelle du monde. Triste retour à la réalité.

Le pire ? Mon attaque ciblée, mesquine à laquelle je n’ai pas songée une minute avant cet instant. Oui je l’ai vu parler avec une certaine blonde – décidément ça devait être son type – à un moment avec un air assez tendre et sur le coup, ça ne m’a fait ni chaud ni froid, parce qu’il est tout à fait normal qu’il ait sa petite à lui. Mais ça me paraît si facile de le tacler avec ça que je n’ai pas su résister. Et je crois que pour le coupe, j’ai bien visé. Monsieur a beau me sortir son joli discours comme quoi il s’inquiète pour moi, pour ma santé, je n’en crois pas un mot. Il veut simplement s’assurer que ça ne lui retombe pas dessus une nouvelle fois, voilà tout. Et je ne cache absolument mon petit ricanement narquois quand il m’affirme que ce n’est pas sa copine. Voyez-vous ça. Comme si c’était supposé m’intéresser. Je me fiche que Ryû flirte avec cette fille de façon plus ou moins formelle, je n’ai simplement pas envie de passer pour un tas d’ennuis potentiels à ses yeux. Pourquoi ? L’avenir m’éclairera peut-être sur ce point.

Agacée par sa réaction, je souffle sur une de mes mèches qui me paraît un peu trop près de mes yeux. Me mêler de mes affaires ? On lui rafraîchit un peu la mémoire au monsieur qui fait le malin ou bien ?

« Tu as raison, je devrais arrêter de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Bien qu’en réalité ton état d’ivre déprimé ne me regardait pas non plus. Enfin bon, on voit ce que ça a donné au final… je réplique avec une bonne dose de sarcasme, Tu n’as qu’à aller lui demander de jouer les infirmières, puisque je présume que ce qui est arrivé à ton bras ne me concerne pas non plus. En fait, tu devrais peut-être changer de tente à ce stade si on n’a rien de plus en commun qu’une histoire insignifiante qui ne t’inspire que des frayeurs à tout bout de champ. »

Et vlan. Je ne sais pas réellement d’où c’est sorti, si je pense vraiment ce que je dis mais c’est dit. Ce dont je suis certaine, c’est que s’il veut quitter les lieux, voire le campement, ce n’est pas moi qui le retiendrais. Songeant que cette conversation est désormais bel et bien close, je saisis un des livres que j’ai emportés – les thèmes majeurs étant meurtres, trahisons et romances tragiques à gogo – et me rallonge sur le dos pour entamer ma lecture. De toute manière, à ce stade, je ne vois pas bien ce qu’on pourrait se dire d’autre.

Déception est sans doute le mot le plus juste pour décrire le sentiment majeur qui m’habite à présente, enfin, si on omet la terrible colère qui me consume de partout. Je ne sais pas moi, pour une fois, une satanée où on a réussi à discuter environ un quart d’heure sans se prendre la tête, sans le moindre tacle mesquin, eh bien non, il faut que ça dérape. C’est plus fort que moi, je ne supporte pas qu’une grossesse accidentelle soit toujours au centre de la conversation, je veux dire, on ne va pas croire que Ryû passe son temps à s’inquiéter à ce sujet de la même façon auprès des autres filles qu’en ma présence. Il est persuadé que je tiens à le piéger de la sorte ? Peu importe de quelle manière j’envisage sa question, cela ne fait que m’irriter davantage au point que je sens mes doigts trembloter sur mon livre. Lire tranquillement m’apaisera sûrement l’esprit, assister virtuellement à une décapitation au travers de mots est certainement préférable à notre prise de becs, cela va de soi. Enfin, ça, c’est au moment où j’espérais encore qu’il ne répliquerait pas de plus belle.

Je lève les yeux au plafond – enfin au toit de la tente plus exactement – affligée par sa répartie. Moi la victime ? Non mais il se moque de moi ? Ce n’est pas moi qui suis venue le voir avec une tête d’enterrement pour m’assurer que les choses ne risquent pas de déraper, encore. Je vous jure, passons. Décidée à ne pas me laisser prendre à son jeu, je garde les yeux rivés sur les lignes inscrites sur les pages du roman, bien qu’en vérité, je n’arrive plus vraiment à suivre leur déroulement avec les désagréments sonores provoqués par la voix de Ryû. Ce qui ne m’empêche pas de me redresser aussi vite qu’un robot un peu plus tard, à l’instant même où il affirme qu’à part nos deux parties de jambes en l’air, on n’a rien en commun. Sérieusement ?! Bravo Yun Hua, ton sang-froid aura duré une seconde tout au plus, merveilleux. Je le dévisage avec consternation en digérant tout ce qu’il vient de me balancer. Je crois que je vais faire un meurtre.

« Charmant dis donc, je rétorque en faisant de nouveau claquer ma langue contre mon palais, j’aurais dû me douter depuis le début que tu n’étais pas sincère pour un sou quand tu m’as proposé ces cours particuliers. En fait t’en avais rien à faire de m’aider, tu voulais juste me sauter dessus puisque j’étais la seule idiote pour venir à tes cours sans y être inscrite. C’est bien ça non je suppose vu que y’a que « ça » entre nous au final ? »

Pour être honnête, j’en sais rien s’il était vraiment sincère au départ avec ces histoires de cours approfondis mais puisque monsieur a décidé qu’on n’avait que nos aventures en commun, on peut jeter à la poubelle le sens du travail et le besoin de s’améliorer n’est-ce pas ? J’essaie de contenir ma rage en compressant mon pauvre livre – lui qui ne m’a pourtant rien fait – contre moi, me retenant d’y incruster mes ongles. Ce serait dommage d’abîmer la couverture à cause de cet imbécile.

« Mais tu as raison sur un point. On n’a vraiment rien en commun. Moi je ne passe pas mon temps à pleurnicher sur mes malheurs à toute heure de la journée. Ma fierté ne s’effondre pas parce que j’ai le bras cassé. Ou à cause d’une ex à la con, j’ajoute avec un sourire mauvais, t’as beau me considérer comme une gamine, la vérité c’est que je suis plus forte que toi. Et non je ne vais pas m’arrêter de parler juste pour te faire plaisir. »

Et on continue dans les coups bas et autres tacles puérils. Le pire, c’est que j’en suis fière et que je ne m’en veux pas.

Il est évident qu’à ce stade de la conversation, ça part clairement en vrille. Je rebondis sur la moindre phrase de Ryû pour le faire passer pour un professeur irresponsable qui ne pense qu’à abuser de ses élèves. Avec le recul, c’est complètement stupide mais pour l’heure, ça me paraît facile, tout comme l’attaquer sur son état de faiblesse qu’il avait un peu plus tôt. Non je n’aime pas qu’on veuille me faire la leçon, encore moins justement de la part d’un type qui se morfond sur son existence, qui en soit ne me semble pas si terrible que cela. Sans rire, combien de gens se cassent un bras dans leur vie ? Combien se font trahir par ceux à qui ils pensaient faire confiance ? Le monde ne s’arrête pas de tourner pour autant que je sache. Je veux bien me montrer compatissante mais si c’est pour en revenir toujours au même point, à savoir me considérer comme une petite irresponsable, non, ce n’est pas la peine. Si on devait jouer à celui qui a eu le plus de malheurs dans son existence, qu’il ne s’inquiète pas, je remporte la bataille haut la main. Pourtant je n’en fais pas une montagne. Ce n’est donc pas moi qui passe mon temps à jouer les pauvres victimes.

Moi qui pensais que ça l’aurait calmé, je crois qu’au contraire, ça n’a que plus décuplé sa rage. En vrai, je pense ne jamais l’avoir vu si furieux jusqu’à ce jour – même si en fait c’est certainement réciproque – et je me fige au moment où il m’ordonne de me taire, avec un peu plus d’insultes dans sa phrase. Il a craqué ou bien ? Abasourdie, je ne comprends que trop tard quand il m’arrache pour livre pour l’envoyer valser. Ah ouais quand même. Il va devoir se calmer genre maintenant quoi. Non ? Et non, le voilà parti dans une magnifique tirade pleine de rancœur et de méchanceté aussi. On peut dire que le niveau est monté bien haut. Ou bien bas, question de perspective. Touchée. Cependant, pas question de faiblir. On va adopter la méthode simple, concise, efficace. La main tremblante, je ramasse mon livre égaré non lien et d’un geste précis, j’abats ce dernier sur Ryû de toutes mes forces, sans même chercher à viser un point précis. Ça peut même tomber sur son bras plâtré, je m’en fiche.

« Au moins j’irais pas me lamenter auprès du premier venu avec deux grammes d’alcool dans le sang comme une pauvre épave abandonnée, je reprends d’un ton beaucoup plus calme mais plus sec, et j’aurais en prime la satisfaction de te voir crever le premier. »

On part vraiment loin là, ça en devient presque glauque. Sur ces bonnes paroles, je ramasse mon livre – toujours vivant -, saisis mon sac de couchage et autres affaires diverses, décidée à m’éloigner de lui autant que je peux. Ça vaut mieux ainsi je pense.

« Puisque monsieur Ryû est un grand blessé de guerre, je lui laisse la tente. J’en ai ma claque. Au pire, tu pourras sûrement raconter tes malheurs à une bouteille dans ton sac, comme tu sais si bien le faire. »

Ce n’est assurément pas la meilleure chose à faire, dormir à la belle étoile sur un sol inconfortable en étant enceinte n’est pas franchement recommandé, mais c’est toujours préférable que de rester dans un espace confiné avec Ryû. C’est donc de nouveau sur mon sac de couchage, à l’extérieur cette fois que je reprends ma lecture, avec un sacré mal de tête, pour une raison inconnue. Quelle soirée.