Vêtue d’une salopette, d’un sous-pull clair et d’une large veste d’une équipe de baseball sans aucun doute imaginaire je sortais de chez moi. La fin de semaine s’était annoncée plus creuse que prévue, et je pouvais d’ores et déjà me délecter de mon dimanche de libre. Toutefois, au lieu de rien faire chez moi, comme il m’arrivait assez régulièrement de le faire ces derniers temps, je me décidai à aller faire un tour dehors. Où cela ? Pas n’importe non, évidemment. J’avais une idée bien précise en tête, et mes pas m’amenaient tout droit faire la ligne de métro Hibiya, pour ensuite me diriger jusqu’au quartier très animé de Akihabara. Ce n’était pas l’endroit où je passais le plus de temps, bien que j’avouais sans honte m’y être déjà rendue. Mais aujourd’hui était particulier, aujourd’hui je m’y rendais pour retrouver quelqu’un. Une personne perdue de vue depuis bien longtemps.

Emmitouflée dans ma veste, mes cheveux ondulés lâchés sur mes épaules, je craignais légèrement d’être reconnue. J’avais hâte d’arriver à destination. Là où les rues seraient si bondées que personne ne saurait déceler mon identité. Je dépliais un petit papier jusqu’alors placé dans une des poches de ma veste. Dessus étaient inscrit le nom d’une enseigne et une adresse. Je n’avais qu’une très vague idée de ce qu’elle vendait, mais savais déjà que j’y trouverai l’individu tant recherché. Entêtée à ne pas demander mon chemin, je m’y de longues minutes à me repérer parmi les boutiques aux devantures criantes et aux musiques hurlantes. Puis, je la trouvai. Légèrement incertaine, j’entrai à l’intérieur en avançant lentement pour être sure de ne pas le manquer. Je fis quelques pas, errant dans les rayons, m’arrêtant même parfois pour regarder ce qu’il s’y trouvait. Ce n’était pas déplaisant, comme boutique. Puis, je le vis. Là, à quelques mètres, concentré sur un produit que je n’étais pas capable de décrire. Kwan Sun. Cela faisait une éternité que je ne l’avais pas vu… Et, si je n’avais pas payé quelqu’un pour m’en trouver une photographie et un itinéraire – même basique – de ses habitudes, je n’aurais surement pu le reconnaître. Je me souvenais bien du gamin qui avait du mal à cacher son enthousiasme lorsque je passais dans le quartier. Mais, déjà à cette époque, je n’y portais pas un grand intérêt. Aujourd’hui était différent. Je savais qu’approcher Kwan Sun déplairait à Satoshi, et l’approcher sous ma véritable identité d’autant plus sans doute. Je n’étais pas là pour lui faire de mal ; non, les sales affaires que j’avais avec l’aîné de la famille Moon resterait entre lui et moi. Avec le cadet, je voulais en apprendre un peu plus… Je ne savais pas si cela allait être facile, ou si déjà son grand frère lui avait fait part de mes travers.

« Moon… Moon Kwan Sun ? »

Légèrement penchée en avant, je le regardai d’un air étonné, innocent. Alors qu’il relevait la tête dans ma direction, je me redressais et lui dégotais mon plus beau sourire. Je n’étais pas certaine qu’il me reconnaisse alors j’enchainais rapidement.

« Je suis Lee Eun Ha. Tu te souviens ? Nous étions voisins à Séoul… »

J’attendais une réaction, et je ne fus pas déçue de la voir apparaître dans ses yeux. Je le saluai alors d’un mouvement de la tête, dans le digne rôle de la demoiselle un peu gênée d’aborder une personne sans savoir si celle-ci va vous reconnaître ou non.

« Quel hasard de se retrouver ici, tu ne trouves pas ? »

Mes yeux trouvèrent les siens, et je soutenais un instant son regard avant de baisser les yeux, esquissant un sourire plus doux. Un léger poids se retirait soudainement de mes épaules alors que je venais enfin d’ouvrir une conversation avec lui.

Kwan Sun rajusta sa casquette d'une marque hip-hop underground obscure sur son crâne, alors qu'il marchait dans les rues d'Akihabara. Il n'écoutait même pas de hip-hop. La musique, c'était pas trop son truc. Il écoutait les trucs à la mode, sans réelle opinion sur la qualité ou un quelconque argument commercial. Si le rythme lui plaisait, il téléchargeait. Illégalement, bien sûr, fallait pas pousser. Une chance qu'il ne se soit pas encore fait choper. En fait, quand il y pensait, il était plutôt chanceux. Dans la mesure où un gars comme lui pouvait l'être, soit. Peut-être trouverait-il aujourd'hui enfin cette figurine. Parce que oui, s'il ne dépensait rien niveau musical, ses maigres salaires et l'argent emprunté à Satoshi passaient généralement dans des articles un peu stupides ; comme les figurines des personnages des ses séries favorites, par exemple. Non, pas du tout, Kwan Sun ne se considérait pas comme un otaku. Juste un très grand fan qui dépensait pas mal pour ça.

Cette fois-là, il s'était donc rendu dans son quartier préféré, direction son magasin favori. Le rituel s'était mis en place quelques semaines plus tôt, quand il était tombé dessus complètement par hasard. Un vrai coup de foudre comme on en vivait peu. Mains dans les poches de son blouson, Kwan Sun afficha un sourire béat, lorsque les néons de l'enseigne brilla enfin dans ses yeux. Le froid de novembre laissa place à la chaleur moite de la boutique spécialisée. Il tomberait malade, avec ce chauffage poussé un peu trop fort. Desserrant son écharpe, il la laissa reposer sur ses épaules. Un soupir de satisfaction marqua le début de ses recherches.

Chaque week-end, le jeune homme pouvait passer près d'une heure dans ces rayons. Pourtant, la pièce unique n'était pas franche veste, et derrière les vitrines, peu de nouveautés trouvaient finalement leurs places parmi les articles déjà proposés. Néanmoins, Kwan Sun y trouvait là son compte. Comme son petit endroit magique où il se sentait soudainement beaucoup mieux. Ici, pas de crainte d'être jugé. On le regardait encore moins que d'ordinaire, donc tout allait bien. Oui, c'était décidément le lieu parfait pour rester anonyme. Les geeks ne se parlaient que via écran d'ordinateur et messagerie instantanée, c'était bien connu.

Moon Kwan Sun. C'était lui. Oui. Quoi ? On l'appelait ? « O-oh ! » Surpris, la figurine lui échappa des mains. Pas possible. Une si jolie fille qui l'abordait ici. Une grimace déforma ses traits. Un fantasme, ici, bah bravo. Ses rêves devenaient de plus en plus louches. Non. Une minute. Il la connaissait. Ce visage... Comment ça, c'était elle qui le reconnaissait en premier ? Sa bouche forma un o parfait, avant qu'il ne se reprenne. « Lee Eun Ha. » Bien sûr qu'il se rappelait d'elle. Son cœur qui se serrait dans sa poitrine avant d'exploser de joie ne pouvait lui mentir. Eun Ha. La si belle Eun Ha. Kwan Sun avait envie de la prendre dans ses bras et de chouiner en lui disant combien elle lui avait manqué. Mais il se retenait. Parce qu'il était timide, et qu'il avait vaguement conscience que ça ne se faisait pas.

Dire quelque chose. Pour ne pas avoir l'air plus bête qu'il ne l'était déjà. C'était que le sourire de la jeune femme avait de quoi désarçonner le plus vaillant des hommes. « Oui... Ça alors, c'est bien toi ? » Ses yeux la détaillèrent, comme s'il ne pouvait pas y croire. En vérité, bonne excuse pour la reluquer un peu. « Ça fait combien de temps ? Je... Aah ! » Son regard venait de se poser sur la figurine qu'il avait laissé tomber. Oh non, le bras s'était tordu, le pauvre Kwan Sun devrait payer. Serrant l'objet contre son torse, il sourit à son ancienne voisine. « Dé-Désolé, ça m'a vraiment surpris... Tu es à Tokyo depuis longtemps ? » Sans qu'il ne le sache ? Inadmissible. Il avait pourtant été le plus adorable des amoureux transis. L'avait-elle seulement remarqué ? Ses dents se mirent à mordiller sa lèvre inférieure. Au fond de lui, Kwan Sun savait qu'il devait être aussi ridicule qu'à l'époque, aujourd'hui.

Je sentis le vent de la réussite d’une première approche souffler doucement dans mon dos. Il semblait que j’avais plutôt bien gagné ce premier pas en direction de Kwan Sun. Sa réaction me fit sourire, plus naturellement cette fois-ci. Il était si étonné de me voir que j’en étais quelque part rassuré. Satoshi n’avait donc rien dit ; il avait gardé sa petite affaire pour lui. C’était à croire que ses cadets ne se posaient jamais trop de questions sur les vagues d’argent apporté, comme par miracle, dans leur compte en banque. Enfin. Cela m’arrangeait, donc, je n’allais pas m’en plaindre et critiquer – et ce, même intérieurement.
Je remarquai son enthousiasme difficilement caché – si toutefois il voulait réellement se faire discret sur sa joie de me revoir, et je m’en félicitai quelque part. Cela allait rendre la conversation plus simple. « Oui… Ca alors, c’est bien toi ? » Il me regarda un court instant, et j’en profitai pour passer une mèche de cheveux derrière mon oreille, tout en baissant légèrement la tête d’un même mouvement en laissant un sourire presque timide étirer mes lèvres. Puis, je relevai les yeux dans sa direction alors qu’il continuait – non sans une certaine difficulté – à déblatérer ses paroles. Cela avait un côté plutôt mignon, je devais l’avouer. J’en vins à me demander l’âge qu’il avait à présent… Je savais que Satoshi était née la même année que moi… Mais, qu’en était-il de Kwan Sun ? Il devait avoir guère moins… Peut-être dix-neuf, ou vingt ans ? Je trouverai sans doute un moment pour le lui demander. Alors qu’il s’exclamait, se rendant enfin compte qu’il avait lâché un objet à mon arrivée surprise, j’essayai de voir ce dont il s’agissait exactement. « Dé-désolé, ça m’a vraiment surpris… Tu es à Tokyo depuis longtemps ? » Sa question força mes yeux à se détacher de la figurine qu’il tenait tout contre lui pour le regarder à nouveau.

« Hm… Je pense que cela va bientôt faire deux ans… »

Je ne gardai pas réellement les dates en tête, mais, à quelque chose près, cela devait être la vérité. Je me retenus au dernier moment de lui faire une remarque sur la durée depuis laquelle il vivait dans la capitale nipponne avec ses frères. Je lui dirais sans doute plus tard que j’avais déjà vu Satoshi, mais, pas tout de suite. Je voulais qu’un instant un peu particulier se crée – et amener sur la table le sujet du grand frère n’était pas la meilleure des solutions pour se faire.

« Il nous en aura fallu des kilomètres pour qu’on se recroise, tu ne trouves pas ? »

Un nouveau sourire. Ce n’était pas tout à fait faux. Même si cela sonnait terriblement mielleux à mon oreille, quelque chose me disait que cette phrase lui ferait plaisir. Cela amenait presque une particularité à notre relation pourtant non existante. Je désignai la porte d’entrée du magasin tout en reprenant parole.

« Est-ce que cela te dit d’aller faire un tour ? Peut-être prendre un verre, pour discuter un peu. »

Puis je me retournai dans sa direction, et posai doucement ma main sur son bras.

« A moins, bien sûr, que tu n’aies quelque chose d’autre de prévu. »

Mais, il n’avait rien de prévu. Je le savais. Rapidement, avant qu’il ne réponde, ma main se retira de son bras et je lui souris, comme gênée du geste que je venais d’avoir à son égard… Alors qu’au fond, c’était tout le contraire.

Kwan Sun savait qu'il était ridicule. Surtout devant les jolies filles. Et c'était cruel, parce qu'il y en avait pas mal, autour de lui. D'accord, il pouvait les reluquer sous prétexte qu'elles étaient ses camarades, et qu'en tant que futur mannequin, il devait développer un œil critique. Un truc comme ça. Lui, ce qu'il avait retenu, c'était que certaines étaient assez bien foutues pour qu'il en rêve la nuit. Mais il n'allait pas penser à ses rêves d'adolescent maintenant. Surtout qu'il aurait bientôt vingt ans, et qu'il serait temps qu'il grandisse un peu. Se disait-il dans une boutique de figurines pour fans un peu trop hardcore.

D'ailleurs que faisait une si belle femme comme Eun Ha ici ? Bien entendu, cette question lui traversa bien l'esprit, mais de là à ce qu'il y réfléchisse sérieusement, c'était un peu le surestimé. Tout ce que Kwan Sun voyait, c'était son ancienne voisine, encore plus mignonne que dans ses souvenirs, qui se tenait là, près de lui. Et elle s'était souvenu de lui ! Mieux ! Elle l'avait reconnu la première ! Ah ! Quand il le racontera à Satoshi. Même le petit Kwannie laissait une impression aux filles qu'il avait croisé ! Bon, bonne ou mauvaise, c'était là toute la question, mais le concerné s'en fichait un peu. Eun Ha s'était rappelé de qui il était, et le pauvre volait sur son petit nuage magique.

Deux ans. Son cœur se brisa un peu. Pourquoi ne s'étaient-ils pas croisés plus tôt ? Finalement, elle ne l'avait pas cherché, cette rencontre était bien le fruit du hasard. Kwan Sun fut un peu déçu, lui qui commençait déjà à s'imaginer sa petite voisine quitter la Corée du Sud pour chercher cet adorable garçon qui l'espionnait. Sans arrière-pensées, bien entendu. « Oui... Si on m'avait dit que je te recroiserai un jour... » Quoi ? Il aurait fantasmé un peu plus longtemps sur elle ? Oui. Sûrement.

Eun Ha semblait réellement ravie de le revoir, et ça faisait palpiter le cœur de l'amoureux transi qu'il avait été. Kwan Sun serrait toujours sa figurine dans les bras, retrouvant presque sa timidité d'alors. A qui il mentait. Il ne l'avait jamais perdue. Est-ce qu'il rêvait ? C'était un canular. Par un réflexe stupide, le garçon leva les yeux, à la recherche d'une éventuelle caméra, ou d'une banderole annonçant qu'il était stupide d'y croire, haha, on l'avait bien eu. Mais non, le sourire de la jeune femme semblait sincère. Pas qu'il était expert des expressions féminines, aussi. Faire un tour. Boire un verre. Plus ou moins discrètement, Kwan Sun déglutit. En plus, elle le touchait ! Se rendait-elle seulement compte du chamboulement émotionnel qu'elle provoquait en lui ? Il devait se remettre. Rien qu'une petite minute.

Autre chose de prévu ? Hahaha. Qu'elle était mignonne. Bon. Non. Il ne devait pas avouer avec trop d'enthousiasme qu'il n'avait rien de prévu, ça faisait un peu loser. Ce qu'il était un peu, quand même. Mais Eun Ha ne devait surtout pas l'apprendre. Son sourire gêné le fit craquer. « Laisse-moi réfléchir... » Avec sa figurine dans les bras, il donnait une belle image au sérieux, oui. Qu'on le laisse, une jolie fille lui parlait et l'invitait à boire un verre ailleurs. « Non, je suis libre là. » Comme pratiquement tous les jours, quand il n'était pas en cours. Surtout, rester calme. Ne pas sautiller partout. Jetant un coup d'œil à l'employé penché sur sa BD, Kwan Sun reposa la figurine abîmée. S'il se ruinait à cause d'elle, Satoshi ne serait sûrement pas très content. D'un geste de la main plutôt comique, il intima à Eun Ha de le suivre dehors. Et une fois à l'air libre, il poussa un long soupir, se passant rapidement dans ses cheveux avant de revisser sa casquette sur son crâne. Se tournant vers la jeune femme, il lui adressa un sourire maladroit. « Il y a un Coffee Shop pas loin, ça te va ? » Il lui payerait, pour elle, Kwan Sun pouvait bien faire ça. Satoshi le féliciterait.

Tout se passait jusqu’alors comme prévu, et j’en étais ravie. J’avais, bien évidemment, eu grand espoir que ce soit effectivement le cas. Malgré tout, les gens changent avec le temps. Certains oublient rapidement leurs amourettes passées. Ainsi, après tant d’années restées sans croiser nos chemins respectifs, rien n’aurait pu m’assurer que Kwan Sun puisse être toujours aussi naïvement touché par mon minois. Cela rendait l’approche plus facile. J’étais habituée à ce genre de situation. Ces moments où il faut jouer avec son regard. Ces instants où il faut le frôler au bon endroit du bout des doigts, par un geste qui peut paraître totalement amical mais qui ferait s’éveiller en l’autre tout un nombre de petits récepteurs nerveux. Je me délectais de ces situations, et j’étais devenue plutôt douée dans ce milieu. Je ne savais pas si c’était réellement un compliment à se faire à soi-même, mais, j’osais sans honte me lancer des fleurs à ce sujet !

Ainsi ma main posée un très court instant sur son bras en un mouvement parfaitement calculée avait eu l’effet escompté, et je m’en félicitai intérieurement. Il prit mine de réfléchir, ce qui me fis sourire doucement. Je connaissais déjà sa réponse, mais, le voir prendre la peine de réfléchir me fit plaisir. Sans qu’il s’en rende réellement compte, sans doute, lui aussi jouait un petit jeu en ce moment précis. C’était agréable à voir. « Non, je suis libre là. » La réponse tant attendue tomba, et j’affichai un sourire radieux. Ce sourire qu’une personne a lorsqu’elle apprend une nouvelle tant attendue. Je posais ma main sur ma poitrine, retenant un petit soupir comme si j’étais rassurée d’entendre son retour à ma question.

« Tu m’en vois ravie ! Ce sera l’occasion de parler dans un endroit un peu plus calme. »

Un clin d’œil. Oui, un clin d’œil, c’était bien ce que je lui fis. Il fallait dire que je n’avais pas tout à fait tort avec la phrase que je venais de sortir. Les boutiques de ce quartier, comme beaucoup de boutiques populaires en générale, avaient cette mauvaise habitude d’avoir une musique criarde bien trop forte dans ses rayons ; ce qui rendait bien souvent les longues conversations intenables.
Kwan Sun proposa un café à quelques pas du lieu où nous nous étions retrouvés. Une fois dehors, je réajustais ma veste, et sortis ma longue chevelure noisette de sous celle-ci pour plus de confort alors que nous nous dirigions vers ledit café. Le temps était frais, mais pas glacial. Je remerciai la météo de ne pas avoir installé l’hiver trop tôt dans les rues de la capitale nipponne. Cela aurait rendu notre petite sortie beaucoup moins sympathique. Rapidement, avant que le silence ne s’installe de trop, je repris la conversation avec un grand naturel.

« Alors dis-moi, que fais-tu dans la vie ? Tu étudies toujours ? »

Je ne savais pas grand-chose à ce sujet. Il était bien évidemment inconcevable que Satoshi m’ait donné une quelconque information sur les passe-temps et autres occupations de ses cadets, et, je n’avais pas non plus voulu dépenser des sommes folles pour en découvrir les moindres secrets. Donc, amener la conversation là-dessus semblait à la fois naturel et censé. Bien évidemment, il me faudrait être maligne s’il en venait à me rendre la pareille. Je pourrais sans mal lui dire que je travaille dans le mannequinat, mais, je ne pouvais non plus trop lui en dire au risque de me faire prendre. Nous arrivâmes finalement au café, et je décidai de nous amener dans un coin un peu plus à l’écart. Je commandais un café noisette et crème, et laissais Kwan Sun choisir pour lui. Puis, en attendant notre commande, je posais les deux coudes sur la table, et plaçai doucement mon menton sur le dos de mes mains en le regardant avec insistance.

« Tu as déjà songé à faire du mannequinat ? »

Je lui posai la question de but en blanc, sachant pertinemment que je touchai là un point bien sensible de sa petite personne. En serait-il flatté ? J’espérais bien que ce serait le cas, car ma question avait parfaitement ce but-là.

Oui, il était libre, là. Libre tout le temps, si elle le désirait. Est-ce que Eun Ha avait toujours été aussi belle ? Pas que ça intimidait ce pauvre petit Kwan Sun... Bon, si, carrément. Surtout quand elle lui touchait le bras comme ça. On avait pas idée ! Ah... Et puis quand elle souriait comme ça... Le jeune homme en oublia même comment il s'appelait. Kwan Sun, Jean Marc, Simba, Jésus, ça n'avait plus d'importance. La pauvre petite semblait si soulagée qu'il réponde par la positive ! Aussi, il afficha le sourire le moins flippant dont il était capable, comme pour la rassurer. Franchement, est-ce qu'il avait une tête qui l'autorisait à lui dire non ? Il n'était pas très malin, mais débile à ce point, quand même pas ! Parler dans un endroit plus calme... Kwan Sun devait vraiment se retenir de sautiller sur place, tant il était heureux ! Et puis, ce clin d’œil... Touché ! La jeune femme ne devait pas se rendre compte de l'effet qu'elle lui faisait. Pauvre petit bonhomme torturé. Allez, ce n'était pas comme s'il allait s'en plaindre. Il aimait beaucoup quand une fille le remarquait. Et c'était un fait assez rare pour être marqué d'une pierre blanche. Hors de question, donc, qu'il se ridiculise devant Eun Ha. Du moins, pas trop.

Une fois à l'extérieur, Kwan Sun resta un moment interdit, comme hypnotisé par cette chevelure ondulant devant ses yeux admiratifs. Le parfum de son shampoing lui chatouilla les narines, et le pauvre du faire un effort pour ne pas chouiner tant elle sentait bon. Se maîtrisant au mieux, il avança dignement – à peu près – vers le coffee shop, marchant aux côtés de la plus jolie fille de la ville – il en était persuadé. Légèrement paniqué, il fouilla dans sa tête troublée pour trouver un sujet de conversation qui ne le rendrait pas trop inintéressant, aux yeux de la demoiselle. Mais ce fut cette dernière qui parla la première. Les études ? Oh non... « Oui, je suis à l'université... A Royal. » Est-ce qu'elle le croirait seulement ? « Et toi, alors ? » Son sourire réapparut sur ses lèvres, tandis qu'il levait enfin les yeux vers Eun Ha – il avait vérifié, pas de poteau sur son chemin. Parler d'elle lui paraissait beaucoup plus intéressant. De toute façon, il n'aimait pas vraiment parler de lui. « Deux ans que t'es ici... Tu fais quoi ? » Ce n'était visiblement pas pour du tourisme, si ? Et si c'était le cas, et qu'elle avait été kidnappée par la mafia ? Non... Elle semblait libre. Ou peut-être qu'on les suivait ? Il allait se calmer et la laisser répondre, surtout.

Une fois au café, Kwan Sun retrouva sa timidité. D'accord, il ne l'avait pas réellement perdue jusque là, mais se retrouver désormais seul à seule avec Eun Ha l'intimidait sérieusement. Comme s'il la voyait mieux, comme s'il réalisait encore plus à quel point elle était belle. Hésitant à commander un chocolat chaud, il se rappela qu'il voulait lui donner une image sûre de lui et virile. Aussi choisit-il de commander un americano, sans trop savoir ce que c'était, mais ça sonnait bien. Exotique, tout ça. Ah... Une fois à nouveau seuls, Kwan Sun ne put détacher ses yeux de ceux de son amie. Pourquoi devait-elle le regarder comme ça, hein ? Mal à l'aise, il laissa ses doigts jouer maladroitement entre eux, baissant son regard vers eux, plaquant ses mains sur la table, alors qu'il s'en rendait enfin compte. La voix de la jeune femme résonna doucement à nouveau à ses oreilles. Et sa question le fit rougir. Vraiment ? Eun Ha le voyait mannequin ? Roulant ses lèvres l'une contre l'autre, le garçon lutta pour ne pas afficher un sourire un peu trop content. « Oh, eh bien... Tu sais, je suis justement en section mannequinat... » Un petit rire embarrassé secoua ses épaules, alors que son regard fuyait à nouveau, et que sa main grattait distraitement sa nuque. Eun Ha le voyait mannequin... Quand il dirait ça à Satoshi ! Bim ! Un point pour lui !

« Tu trouves pas ça bizarre ? Enfin... » Dans ses élans de lucidité et de doutes, Kwan Sun se rendait bien compte qu'il était le moins beau des frères Moon. Laissant un rire peu naturel cacher son trouble, il sourit ensuite à Eun Ha, comme si ça n'avait pas d'importance. Alors que ça en avait beaucoup, au fond. Heureusement, on vint leur apporter leurs commandes. Il regretta un peu son americano, se disant qu'il aurait dû prendre la même chose qu'elle. Le jeune homme jeta un coup d'œil dans sa boisson. La surface noire lui renvoyait son reflet légèrement déformé. Est-ce qu'il pourrait vraiment devenir un mannequin reconnu, un jour ? C'était beau de rêver – mais Kwan Sun faisait ça plutôt bien.

Je jubilais. J’étais vraiment ravie de ma manigance, et félicitait intérieurement Kwan Sun de savoir faire preuve d’autant de naïveté. Je pensai également que, ce qui me plaisait surtout, au fond, c’était que cette petite après-midi purement planifiée par ma personne allait rendre fou de rage Satoshi. J’étais rancunière, mais pourtant pas tant revancharde que cela… Mais, avec l’ancien voisin, c’était différent. Alors, si pour cela il me suffisait de passer un peu de temps avec son cadet, alors, je fonçai sans y réfléchir à deux fois. Kwan Sun était plutôt facile à manipuler. Il suffisait de le regarder pour comprendre ce à quoi il pensait ; et savoir qu’en ce moment précis j’étais le thème principal vers lequel ses pensées tournoyaient faisait fort plaisir à mon égo.

Il était donc étudiant. Je me demandais de quelle façon il avait bien pu entrer à Royal. J’avais entendu dire que cette université était plutôt sélective dans ses inscriptions. J’avais déjà eu l’occasion de me rendre sur le campus, mais, n’en connaissais malheureusement pas le moindre secret. Satoshi y étudiait également… Quant au dernier du trio infernal, j’en doutais fortement, mais n’allai tout de même pas en mettre ma main à couper.

« L’université ?! C’est super ! »

Je jouais les enjouées. D’un côté, j’étais réellement étonnée de le savoir faire des études supérieures. C’était toujours un peu frustrant, car, j’avais de mon côté arrêté les études assez tôt. Par choix d’une part, mais surtout par nécessité. Mais bon, si Kwan Sun pouvait fouler les chemins du large campus de Royal, alors, cela ne pouvait pas être totalement impossible non plus ! Cela pourrait être une bonne reconversion, si Satoshi en venait à cracher son venin trop fort.

« Je travaille dans une agence de mannequinat. »

Je n’en dis pas plus. Je ne voulais pas trop m’étaler sur le sujet. Je ne savais pas s’il poserait des questions ou non. Mais, c’était préférable que je n’en dise pas trop. Un mot mal placé et tout pouvait partir en vrille. Alors, je lui dégotai mon plus beau sourire alors que nous allions nous installer dans le café. J’avais décidé d’enchainer le thème de notre conversation sur ce sujet. Je savais que cela lui plairait. J’avais un peu connaissance de ses passe-temps, et n’était pas surprise de savoir que c’était d’ailleurs ce même domaine qu’il étudiait à l’université.

« Comme quoi, le monde est petit ! »

J’esquissai un sourire, et remerciai le serveur qui revint avec nos boissons. Il était gêné. C’était adorable. Cela changeait de son aîné, ce n’était pas désagréable. J’en profitais. Je plaçai mes mains autour de la tasse chaude, ne lâchant son visage du regard une seule seconde. « Tu trouves pas ça bizarre ? Enfin… » Je posai une main sous mon menton, et plissai légèrement les yeux en guise de réflexion. Puis, je tendis ma main vers son visage. Je glissai doucement mes doigts fin sur son arcade, filai jusqu’à sa joue et effleurai ses lèvres du doigt.

« Non, pas du tout. Tu n’es pas très grand, mais, tu as de beaux traits. Tes yeux et tes lèvres sont ton atout, tu peux en être fier. »

J’esquissai un nouveau sourire, et laissai ma main retourner à ma tasse. J’étais là pour le flatter, mais, je ne mentais pas non plus. Il était loin d’être vilain, et ce manque de confiance en lui était attachant. Je me surprenais toute seule à penser une chose pareille. Alors, pour que mon esprit ne vagabonde pas trop longtemps sur le sujet, je portai à mes lèvres la porcelaine pour en boire un peu du contenu.