Tenue ♔ Comment en étais-je arrivée là ? La scène repassait plusieurs fois dans ma tête, l’arrivée à l’aéroport, l’embarquement, le vol… Rien ne semblait étrange, pourtant, j’étais une habituée de l’avion, je le prenais au moins une fois par an pour rendre visite à ma mère, si pas plus. L’année dernière encore, je me revoyais prendre le vol pour Tokyo, sans avoir conscience de la mauvaise surprise qui m’y attendait alors. Mais ce n’était rien en comparaison avec celle à laquelle je faisais présentement face. Un atterrissage d’urgence, c’était bien la première fois. Des turbulences oui, se poser de force le pied sur une île étrangère non. Et bordel je n’aimais pas ça. Je devais aller acheter quelques fantaisies à Sydney, pas partir à l’aventure en terre inconnue. Sans aucune idée de quand je rentrerais. Et Roxas ? Je pouvais même pas prévenir son père que je risquais de le récupérer plus tard. S’il lui arrivait quelque chose ? Si Hashimoto père décidait de profiter de cette opportunité pour s’en prendre à lui ? Je ne cessais de me gratter le bras frénétiquement en observant les autres passagers, certains parfaitement calmes et d’autres beaucoup moins. Sans plus attendre, je décidai de m’éloigner du groupe, à la recherche d’un semblant de réseau et, comme regarder son écran et non son chemin n’est pas intelligent, je finis par percuter quelqu’un. Yuto. Oh merde. « Qu’est-ce que tu fous là ?, demandais-je en le dévisageant de haut en bas, abasourdie et paniquée, tu ne devais pas le distraire ? A Tokyo ? Mais… mais… oh putain. ». Je plaçai mes mains sur mes yeux, les faisant glisser le long de mon visage, au bout du rouleau. Sans personne sur place en cas d’urgence tout était possible. Il n’allait faire qu’une bouchée du bambin. Et le stress une seule bouchée de moi.

Tenue ♔ Donc, nous devions rester sur cette île jusqu’à nouvel ordre. Nous devrions supporter de frayer avec des personnes dont nous ne connaissions rien, qui ignoraient peut-être les règles d’hygiène, à des kilomètres de la civilisation, la vraie. Cette situation était tout simplement ridicule. J’en devenais complètement fou. Comme si ça ne suffisait pas, nous allions peut-être être brûlés vifs par le volcan voisin ? Ah, j’avais furieusement envie de faire sauter le responsable dans le cratère. Un soupir déchira mes lèvres alors que je descendais tranquillement une rue du village, espérant y découvrir, je ne sais pas, peut-être un hôtel cinq étoiles, tout confort ? Il n’y avait rien, évidemment. À part une idiote pour venir me percuter, ce qui manqua de m’arracher un juron de colère. Heureusement, elle prit la parole assez tôt, me faisant relever les yeux.

« Yun Hua ?! » Si ce n’était pas la pire coïncidence du monde. Un rire nerveux perça l’air durant quelques secondes et je frappai mon front de la paume d’une main. « J’ai invité Ayumu à Sydney. Enfin, à faire du camping sauvage, visiblement. » Mes blagues valaient peut-être quelque chose, dans de telles conditions ? Laissant fuir un ricanement nerveux, je rabattis mes cheveux sur mon front et soupirai finalement. « J’imagine que le petit n’est pas avec toi ? » La situation était ennuyeuse, compte tenu des conditions dans lesquelles ils allaient devoir vivre. Était-elle seulement certaine qu’il était en sécurité, loin de sa mère ? Ce n’était vraiment pas prévu.

Tenue ♔ Ce périple ne m’inspirait guère confiance et je n’avais aucune envie de m’éterniser sur cette île, loin de Roxas et tout ce qui pourrait lui arriver. Sauf que je me rassurais en me disant que mon demi-frère serait sur place, occupé à détourner l’attention de notre père avec son plan ingénieux. Erreur cruelle. Je n’en revenais pas, comment une telle coïncidence pouvait avoir eu lieu ? Pourquoi nous retrouvions-nous tous deux ici et pas avec lui, en cas de problème ? Et sans la moindre chance de communiquer qui plus est ? Lui aussi semblait tout autant surpris de me voir, nous voilà beaux, coincés ici sans la moindre protection digne de ce nom autour du bambin et de son père. La poisse. Et c’était peu dire. Les pires scénarios passaient déjà dans ma tête, entre l’enlèvement classique moyennant rançon fixée par le psychopathe à la disparition pure et simple du bout de chou. Non mais sérieux, pourquoi il était là ? Visiblement, il voyageait avec la fille dont il m’avait parlée, sûrement dans le but d’éloigner l’attention du vieux jusqu’en Australie. Bien pensé, si on était arrivés jusque-là. « Je vois. Et il fallait nécessairement que ce soit avec l’école ? Rah… Jamais j’aurais dû penser que des cadeaux étrangers seraient bien. Merde ! ». J’étais terriblement énervée, pas contre lui mais parce qu’à bien y réfléchir, j’avais l’amère impression qu’on s’était joué de nous sur ce coup. Et ça ne me rassurait en rien. « S’il était là, déjà je ne l’aurais laissé sans surveillance et ensuite, je ne paniquerais pas ainsi ! A moins de l’avoir perdu dans l’atterrissage mais je le chercherais au lieu d’essayer de trouver une connexion décente ! Il est avec son père Yuto, son père qui n’a aucune idée qu’il puisse lui arriver quoi que ce soit à tout moment ! ». Autant dire que je regrettais désormais de ne pas lui en avoir touché deux mots avant de partir. Dans un espoir vain, je levai mon cellulaire pour essayer de capter un semblant de signal. Que dalle. « Tu crois quand même pas que… », commençai-je sans finir, parce que je n’osais pas le dire, parce que je ne voulais pas que ce soit réel. En aucun cas.

Tenue ♔ La situation semblait pire que je l'avais pensé au premier abord. Nous étions totalement isolés, incapables de nous débrouiller sur une île hostile et visiblement peu peuplée. En plus de cela, j'avais pu ressentir quelques secousses assez étranges depuis notre arrivée et j'ignorais totalement comment les choses allaient se passer par la suite. Comme si le sol avait pu s'ouvrir soudainement sous mes pieds et m'avaler entier. Effrayant. En plus de cela, il fallait que je découvre que Yun Hua était là également. Loin de son fils, du père de son enfant et...

Mon rire résonna dans l'air quand j'entendis son commentaire.

« Attends, tu ne lui as pas expliqué l'histoire ? » Poussé par la nervosité, je tape une paume contre mon front, riant bêtement avant de reprendre la parole, plus franchement qu'à l'habitude. « Mais t'es sérieuse Yun Hua ? Tu ne lui as pas touché un mot de ce qu'il se passe ? Juste au cas où ? T'as vraiment envie qu'il arrive un truc à ton gosse, c'est ça ? Si c'est ça, tu me le dis et je dis à Seito d'envoyer ses sbires directement, il s'en fera une joie ! » Oh, j’étais en colère. Révolté. Je prenais des risques pour ma ‘liberté’ afin de protéger son enfant et elle, elle agissait comme si de rien n’était, sans prévenir l’un des principaux concernés. « De toute façon, ça change rien, on est coincés là. On peut rien faire. » Crachai-je finalement, plus agacé que jamais. Mes nerfs lâchaient doucement : je n’étais pas fait pour la nature et les découvertes. Le confort de Tokyo me manquait déjà.

Tenue ♔ Je ne comprenais pas comment tout ceci avait pu arriver, non, en fait, je ne comprenais pas comment j’avais pu être aussi bête pour songer que ça n’arriverait pas. Le taux de risque était assez élevé quand on y pensait, une tempête de neige aurait pu retarder le retour de l’avion, ce n’était pas si rare en période de fin d’année. Je n’avais pas pensé que ce serait l’occasion idéale de profiter de mon absence, parce que dans ma tête, Yuto ne serait pas avec moi. Le hic se trouvait justement là et je songeai qu’il fallait vraiment penser à communiquer de façon plus régulière quand on se déplaçait hors territoire pour assurer le coup. Peu importait comment je le voyais, combien je rageais et j’angoissais, le fait était là : nous étions coincés sur cette île sans espoir de pouvoir joindre qui que ce soit de fiable sur le territoire nippon. Et c’était franchement pas la situation idéale pour jouer à mes nerfs ou pour me railler. « Ne me mets pas ça sur le dos ! Désolée si je suis pas habituée à avoir un psychopathe en filature, c’est peut-être courant pour toi, mais pas pour les gens ! Alors, non, excuse-moi si j’ai pas eu le cœur à lui dire qu’un taré pouvait potentiellement s’en prendre à notre gosse parce qu’il était trop heureux de l’avoir pour Noël ! T’as pas vu son regard quand il a pu prendre Roxas dans ses bras pour la première fois depuis deux semaines, alors épargne-moi tes commentaires. ». Epuisée, je m’assis sur un rocher traînant dans le coin. C’était aussi bête que cela, bien sûr que j’avais pensé à prévenir Ryû mais comment aurais-je pu gâcher son plaisir de retrouver son fils ? On aurait dit que je lui apportais le plus cadeau possible pour les fêtes, je ne voulais pas que ce soit un cadeau empoisonné, ou même gâcher les fêtes avec sa famille. Il en avait suffisamment bavé, il pouvait profiter d’un peu de joie non ? Je voudrais simplement pouvoir le joindre pour m’assurer que tout va bien mais c’était un luxe trop élevé on dirait. « Tu as des infos ? Y’a un semblant de vie par ici ou on est tombés sur une île déserte au passage ? ». Ça expliquerait pourquoi mon téléphone ne captait rien depuis le début mais c’était pas la réponse que j’attendais au fond.

Tenue ♔Cette île était comme la matérialisation de mes hantises les plus profondes. De la verdure. De l'herbe et des arbres à perte de vue, alors que je n'étais habitué qu'au bitume et aux immeubles de fenêtres et de métal. Avais-je payé pour ça? Absolument pas. J'étais bien décidé à obtenir réparation une fois de retour au pays, mais cela semblait compromis pour l'instant. Si encore j'avais pu utiliser mon téléphone. Oh, si ça avait été le cas, je ne serais pas en train de paniquer : j'aurais appelé mon père, demandé à ce qu'il m'envoie un avion, pour me ramener. « Ce n'est pas une question de te mettre quelque chose sur le dos, Yun Hua. Tu ne vas pas me dire que tu n'as pas conscience de ce qu'il peut faire... À certains moments, il faut arrêter d'essayer de ne pas briser les coeurs. »

Si je m'étais entendu, à ce moment-là, je me serais certainement collé des baffes. Briser les coeurs, c'était précisément ce que mon père faisait. Il brisait les coeurs, brisait les vies. Il s'amusait des pions qui l'entouraient comme on joue avec les pièces d'un puzzle avant de l'abandonner à la poussière. Sans considérer les autres, il prenait ses décisions, avançait vers le but qu'il avait créé. Sans merci. Seito ne laissait aucune place à la sentimentalité dans son entreprise. La famille n'était qu'un mot, tant qu'il ne s'agissait pas d'héritage.

Les lèvres pincées, je posai les yeux sur ma demi-soeur, enfonçant les mains profondément dans les poches du long manteau noir que je portais, espérant ne pas prendre froid sur cette île perdue. « Il n'y a aucun réseau, on ne sait même pas où on est. Il paraît, et je dis bien paraît, qu'il y a des gens qui vivent ici... » Un soupir m'échappa, je glissai une main dans mes cheveux, les ébouriffant légèrement avant de rire bêtement. « Sérieusement, ça m'apprendra à être con. Ayumu va me détester. »

Tenue ♔ Je ne supportais pas l’idée qu’il puisse remettre la faute sur moi, le problème ce n’était pas que le père de Roxas ne soit pas au courant qu’il puisse être en danger, c’était que nous étions là alors que le danger courait toujours. Quand bien même il serait au courant, qu’est-ce qu’il pourrait faire ? Il n’allait pas jouer les ermites avec sa famille pour Noël afin de minimiser les risques si ? C’était idiot, la seule chose que ça aurait apporté, c’était qu’on serait deux à mal dormir au lieu de moi tout simplement. Il n’avait pas à savoir, je ne voulais pas que les choses en arrivent là, qu’il puisse penser que ma famille était profondément toxique pour Roxas. Il n’y avait qu’une personne qui l’était et c’était déjà trop, j’espérais que Yuto puisse le garder à l’écart, mais désormais, je n’en étais plus si sûre. « Oh excuse-moi de vouloir prendre en compte les sentiments des gens Yuto. Je ne suis pas un robot déshumanisé qui agit selon des règles bien précises sans jamais les ajuster ! Tu n’es peut-être pas sensible à ça, mais ça m’aurait tuée de gâcher ce moment, c’est tout. ». Il avait fait tellement pour moi, je ne pouvais pas juste lui briser le plaisir de retrouver son fils en toute sérénité. Puis, ce n’était pas comme s’il n’avait pas conscience que le tableau familial était compliqué, au fond de lui, il savait que mon père était taré, juste peut-être pas à ce point. Moi non plus je ne l’aurais pas cru jusqu’à avoir ces espèces de visions. Toujours attribuées à mon délire personnel selon la spécialiste à la noix. Ma mère n’a pas conscience de se ruiner inutilement avec ces séances, c’est dingue.

Et les accusations de mon demi-frère ne m’aidaient pas vraiment à garder l’esprit clair, loin de là. Je culpabilisais suffisamment toute seule, pas besoin de me rappeler que j’étais trop sentimentale et pas très réfléchie dans ma façon d’agir, ça m’avait déjà joué trop de tours. « Donc on est coincés ici pour une durée indéterminée sans moyen de joindre qui que ce soit ? Super. ». A part s’ils en parlent aux infos, mais à part faire paniquer notre entourage, rien de bon n’en ressortira. Le pied quoi. « Sérieusement ? On se retrouve coincés ici et tout ce que tu penses c’est qu’elle va te détester ? Pas que ça peut être une conspiration de l’autre cinglé pour nous piéger ? ». C’était quasiment la première chose à laquelle j’avais pensée quand je me suis rendue compte qu’il était là aussi. C’était troublant et à mon avis, peut-être révélateur d’une conspiration dont on n’avait pas encore conscience. Cependant, je ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire en coin quant à sa réflexion. C’était chou. « Elle compte peut-être plus pour toi que tu ne me l’as dit alors si ça te préoccupe tant… ». On pouvait bien se taquiner en situation de crise, non ? C’était mon frère après tout, ça se faisait dans les fratries « normales » à ce qu’il paraissait.

Tenue ♔ Je n’étais pas particulièrement sensible. Au contraire, j’étais plutôt distant et je n’aimais pas m’attacher aux autres. Mon père était assez malsain pour prendre la vie à l’un de mes amis, alors je n’avais pas envie de prendre de risque et de m’entourer trop largement. Satoshi me suffisait amplement, même s’il n’appartenait pas au même monde et que nous avions parfois des intérêts totalement divergents. Il me permettait d’oublier les problèmes auxquels je devais faire face quotidiennement et, je dois l’avouer, il était une véritable bouffée d’air frais dans ce genre de situations. S’il avait été là, il aurait certainement réussi à me faire voir le bon côté des choses. J’aurais pu oublier à quel point la situation dans laquelle nous étions était dérangeant et périlleuse. Mais il n’était pas là.

« Ce n’est pas quand il sera trop tard qu’il faudra venir te plaindre alors… »

En étant au courant d’un risque, on s’y préparait, on essayait de l’éviter. Si elle avait pu le comprendre, les choses auraient certainement été bien plus simples. Mais il était inutile de débattre avec Yun Hua, je n’avais pas l’intention de m’engager dans une telle conversation. Il y avait bien plus important.

À la place, je laissai échapper un soupir, reposant les yeux autour de moi en hochant la tête silencieusement, lui donnant tristement raison. « Effectivement… » Et à sa question suivante, je haussai les épaules. « Oh, écoute, j’en ai tellement ma claque de ses conneries ! » Je levai les yeux au ciel. « Il ne demanderait pas le crash d’un avion où se trouve son fils héritier. » Affirmai-je finalement, avec plus de confiance que je ne l’aurais dû. « Je ne pense pas que ça soit lui. » Puis je pinçai les lèvres, un peu d’air fuyant par mon nez. « Mais non. Ça foutra juste tout le plan à l’eau si elle commence à me détester. » Évidemment.

Tenue ♔ L’idée même de refuser à prendre en considération mes sentiments ou ceux des autres m’écœurait. A quoi bon se considérer comme un être humain, distinct des machines, si on préférait agir mécaniquement, sans penser aux conséquences ? Soit, cela m’arrivait mais jamais au nom d’un plan bien défini à suivre, plutôt sous le coup de la colère. C’était peut-être insensé et dangereux aux yeux de Yuto, mais je ne pouvais pas sacrifier un minimum de décence pour la sécurité de Roxas, je ne pouvais pas infliger des heures de paranoïa à son père, juste au cas où. Peut-être y’aurait-il un jour où effectivement cela s’imposerait, où ce serait la meilleure chose à faire pour tous, mais pas à ce moment-là. Pas au moment des fêtes, des retrouvailles en famille où on n’avait envie de penser à rien d’autre que la joie et la chaleur de se retrouver tous ensemble. Ce n’était quand même pas si inconsidéré si ? « Merci beaucoup pour ta réflexion, je suis bien plus détendue maintenant. », lançai-je avec ironie. Quelle idée avait-il de me dire un truc pareil ? En gros, si jamais il arrivait quelque chose à Roxas pendant qu’on était coincés ici c’était ma faute ? Et pas celle de l’autre taré qui se réclamait être notre père bien sûr ? Heureusement que j’avais fait un travail sur moi-même, on m’aurait sorti ça l’an passé, c’était la baffe assurée. Parlez-en à Ryû.

Faute de trouver du réconfort et des conseils avisés auprès de mon demi-frère, j’essayai de me renseigner sur la situation. Ce qui n’était pas forcément mieux, évidemment, vu le peu d’informations dont on disposait. Et l’idée d’une conspiration venant d’en haut commençait à grandir peu à peu dans mon esprit, tandis que Yuto trouvait ça complètement improbable. Ouais ouais. « Tant mieux si t’es si convaincu de l’importance qu’il te porte, perso j’aurai de gros doutes au vu de ses antécédents. C’est pas comme s’il avait essayé de te remplacer pour lui succéder hein. ». Et vlan, le sujet épineux remis sur la table. Il était sans doute convaincu qu’il était important à ses yeux pour reprendre l’entreprise, en attendant, ça ne lui paraissait pas dérangeant de m’y mettre à sa place. Et s’il était capable de ça, il pouvait très bien trouver quelqu’un d’autre, de plus compétent, pour se passer de nous deux. Ce serait plus que plausible. En attendant, mieux valait essayer de détendre un peu l’atmosphère et l’évocation de la fameuse Ayumu était l’occasion parfaite. Il me faisait rire, à se justifier comme un adolescent de quinze ans prit sur le fait. « Je n’en doute pas et ce serait tellement difficile de trouver quelqu’un d’autre pour le plan, on ne tourne pas beaucoup autour des riches héritiers c’est ça ?, déclarai-je en roulant des yeux, tu l’aimes bien, pas besoin de nier. ». Un truc de frère et sœur je suppose. Ou juste de regarder la réalité en face.

Tenue ♔ Mon but n’était clairement pas de laisser Yun Hua se bercer d’illusions concernant la sécurité de son fils. Avec un père comme le nôtre, il était évident à mes yeux que ce gamin au nom bizarre, s’il était vraiment surveillé par notre géniteur, courait un grave danger. J’ignorais pour quelles raisons Seito pourrait vouloir s’en prendre à un enfant ne bas âge, mais le connaissant, il devait avoir une véritable liste. Je n’osais même pas imaginer ce qui y figurait. Sans doutes quelques atrocités que ce gamin ne pouvait avoir commis.

« Je suis son fils héritier, légitime, et son idée de remplacement ne lui est venue qu'afin de me motiver à continuer à l'écouter... » Soupirai-je malgré moi, un hoquet d'indignation se bloquant de justesse dans ma gorge. Je ne supportais pas l'idée que cet imbécile puisse agir avec moi comme i ll'avait fait avec ma mère, mais les chances étaient grandes. Trop pour être ignorées.

« Oh, tu serais surprise. Je suis très solitaire. » Je préférais être peu entouré, compte tenu de la population de l'université. Ils étaient tous tellement idiots, à se prendre pour des dieux vivants alors qu'ils n'étaient là que grâce au bon vouloir de papa, alors que certains autres étudiaient pour de vrai, afin d'avoir un diplôme et de mener à bien leurs petits projets. Je chérissais encore l'idée que mon père puisse s'être précipité vers sa propre fin en me laissant étuder à la RPS. Il ne pourrait gagner contre moi une fois que je maîtriserais mon domaine. J'en avais l'intime conviction. « Non, vraiment. C'est pas mon style. » En tant qu'héritier de compagnie, j'avais besoin d'une femme digne de ce nom, avec un diplôme, si possible, afin de m'assister dans mon travail. Notre travail. Ayumu était bien trop peu sérieuse. Je dus pourtant me retenir de sourire quand l'idée d'un couple aussi différent me traversa l'esprit. « Remarque, au moins, il aurait pas trop à y gagner en l'exploitant. » Plaisantai-je amèrement, en repensant à Airi.

Tenue ♔ Pour quelqu’un qui prétendait voir les choses en face, il me semblait que Yuto n’échappait pas plus aux illusions que moi. Sauf qu’au lieu de penser que Roxas pouvait passer un bon Noël sans imprévu avec son père, il était persuadé que le chef des Hashimoto ne pouvait se débarrasser de lui si facilement. Ce qui était plutôt ironique et hors de propos quand on savait ce dont ledit homme en question était capable. Si je le soupçonnais de vouloir nuire à un bambin qui n’avait même pas un an, ce n’était pas sans fondement, il était diabolique et la possibilité de s’en prendre à son fils légitime ne me paraissait pas si improbable. Même ses paroles sonnaient faux et complètement emprunts d’illusion, comme pour essayer de se persuader que c’était la vérité. Comme si notre père n’était pas vraiment sérieux le jour où il a menacé Yuto de le remplacer avec moi à la place. Peut-être que ça lui paraissait être du bluff, mais à mes yeux, il avait l’air plutôt convaincu de ce qu’il avançait. D’où la crise que j’avais piquée dans la foulée. Mais de toute évidence, débattre sur les fausses idées de l’un et l’autre n’avançait à rien. « Peut-être mais ça ne veut pas dire que tu ne pourrais pas trouver quelqu’un d’autre facilement si tu prenais la peine de chercher. Tu as peut-être un fanclub secret. », ricanai-je en haussant les épaules. Rien que d’y penser ça me donnait la nausée. Je ne comprenais pas ces attitudes de fan girl exagérées. Et j’eus une moue sceptique quand il m’assura que la fille n’était pas du tout son genre. Pour quelqu’un de si contrarié à l’idée de la mettre à dos, il était aveuglé par sa fierté ou quoi ? Je ne voyais pas d’autre explication. « Pourquoi ? Pas assez coincée dans ses vêtements et sa façon de parler ? ». Honnêtement, j’espérais qu’il n’ait pas en tête de se trouver un vieux stéréotype de femme au foyer, ou femme d’affaires, impeccable sous toutes les coutures, ce serait terriblement cliché. Et proche de notre géniteur. Je ne comprenais pas cette façon de juger les gens sur la forme et non sur le fond de ce qu’ils étaient mais bon, passons. « Comment ça ? Parce qu’il pourrait la menacer pour te faire du chantage ? Et ça ne te poserait aucun problème, genre moral par exemple ? ». Ça ne le dérangeait peut-être pas mais il pourrait arriver quelque chose à Ayumu et je ne comprenais comment il pouvait en parler avec autant de détachement.

Tenue ♔ « Oh oui, un fan club secret. » Répondis-je, le ton empreint d'ironie. Je m'assurais pour que les autres étudiants ne m'apprécient pas. J'avais suffisamment souffert de la perte de l'un de mes plus proches amis et j'avais décidé de ne pas prendre ce risque une seconde fois. C'était également pour cette raison que Satoshi et ses frères restaient dans un cercle particulier, par rapport à moi. Je n'avais pas envie que Seito ait une nouvelle poussée de fantaisie et décide de les exterminer tous. Cet homme était suffisamment tordu pour y songer, je le savais malheureusement. Si j'avais pu l'éliminer, je l'aurais certainement fait. Mais je ne pouvais pas. Il le verrait sûrement venir. « J'aimerais y croire, mais j'en doute sincèrement. »
Une fois de plus, les propos de ma demi-soeur me provoquèrent un froncement de sourcils. Pas assez coincée ? Ah, qu'elle était bonne! Je laissai échapper un ricanement moqueur, incapable de le retenir. C'était plus fort que moi. Comment se permettait-elle de juger mes opinions. Je savais parfaitement ce qu'Ayumu représentait à mes yeux : elle était une fille capable de m'aider à protéger le fils de mon ingrate demi-soeur. Car elle l'était, compte tenu des remarques qu'elle se permettait. « Non, elle ne correspond simplement pas à mes standards. » Répondis-je en haussant les épaules à mon tour. « Elle me contredit sans cesse. » Et c'était largement suffisant, à mes yeux, pour faire d'elle une personne avec laquelle je n'aurais pas pu être en couple.

Reste que, malgré tout ça, je ne pouvais m'empêcher de comparer la situation à celle que j'avais connue quelques années plus tôt, quand mon père avait détruit l'empire Fujiwara pour asseoir sa puissance économique. Il avait piétiné ma relation, la première. Je doutais sincèrement qu'il puisse parvenir au même résultat avec une fille comme Ayumu...

Ramené sur terre par la question de Yun Hua, je posai les yeux sur elle, un sourire distrait aux lèvres. « Il ne la menacera pas. Je ne pense pas qu'elle ait quelque chose dont il puisse se servir... » La mère de cette fille était morte, comme la sienne. Elle ne possédait pas d'affaire... C'était une sécurité. « Et même s'il le fait, au final, il ne risquera pas de se servir d'elle pour détruire quelque chose d'autre, comme il l'a fait avec les Fujiwara. »

Tenue ♔ Ce voyage n’était pas bénéfique pour mes neurones, je commençais à divaguer et à émettre des hypothèses sérieusement contestables, voire inquiétantes. Ce qui expliquait l’ironie dont usait Yuto à mon égard, que je ne relevai pas, parce que j’étais consciente que c’était justifié. J’essayais simplement de trouver une diversion à mon angoisse croissante, d’oublier que j’étais à des kilomètres et des kilomètres du Japon, incapable d’aider Roxas s’il a besoin de moi. Je n’avais jamais supporté le fait d’être impuissante face à quelque chose, alors cette aventure n’était vraiment pas faite pour moi. « Tu serais surpris des choses qu’on peut trouver dans cette université. », conclus-je, en soupirant. L’idée d’un fanclub secret était peut-être absurde, mais pas impossible, j’avais déjà vu des filles vénérer un culte pour tel ou tel hériter, qu’elles projetaient quasiment de chasser comme une proie. On pouvait mettre ça sur le compte de mon imagination enrichie de dramas en tous genres, mais le fait était que tout était loin de tourner rond à la Royal. La preuve, nous étions bien paumés sur une île, sans informations, et non pas en Australie comme prévu. Je détestais de plus en plus cette fac. Je ne pus m’empêcher de rire doucement à la réplique de mon demi-frère, il était mignon, quand bien même était-il parfaitement sincère dans ses propos, je ne pouvais m’empêcher de trouver un côté adorable à cela. « Je vois, je vois. Ce doit être amusant de vous regarder converser alors. J’espère juste que tu n’endures pas un vrai calvaire éprouvant simplement par affection pour moi. ». Son désir de m’aider avait beau être important, je doutais qu’il irait jusqu’à supporter une fille qui était une vraie plaie pour lui juste pour ça. Il devait l’apprécier, même un peu, même inconsciemment. Ses propos suivants m’intriguèrent. Outre le fait qu’il était convaincu qu’elle ne risquait, l’évocation d’un nom de famille qui m’était inconnu jusqu’alors me fit tiquer, au point que je me levai du rocher où j’étais assise. Je me rapprochai de lui, croisant les bras, le regard sombre. « Que s’est-il passé ? D’autres victimes de sa folie destructrice ? Raconte-moi, je veux savoir. ». Plus j’avais d’informations, plus j’avais de chances de cerner ce qui pouvait arriver à mon enfant.

Tenue ♔ J'avais parfois peur de mon propre père. De ses décisions, de ses pensées. Parfois même de ce qu'il pouvait faire envers moi, afin de me nuire, s'il se mettait soudainement à imaginer que je puisse être une nuisance à ses affaires - ce qui n'était pas totalement faux en soi. Je pouvais facilement projeter les pires scénarios. Il suffisait de savoir ce qu'il avait fait à Yun Hua, sa propre fille. Qu'en serait-il de son fils légitime? Pour quoi ferait-il passer ma mort? Un accident? Une mauvaise chute? Un peu d'eau tombé sur une prise électrique qui avait malencontreusement fait flamber le bâtiment entier. Oh, quel malheur, son fils était resté coincé à l'intérieur.

Un intense frisson courut le long de ma colonne vertébrale quand je réalisai que ce n'était pas tout à fait impossible. Ces scénarios pourtant imaginaires n'étaient que des idées dont mon père aurait pu se servir. Je détestais ce sentiment. Ces pensées. Je passais mon temps à les nier. À me dire que mon père ne ferait jamais de telles choses. Au fond de moi, je voulais être rassuré : j'étais plus qu'un peu d'ADN à préserver. Plus qu'un être utile à la survie d'un nom de famille. Heureusement, le commentaire de Yun Hua me tira hors de ces réflexions sombres.

« Non, t'en fais pas. Elle est plutôt drôle. » Affirmai-je en souriant. « On dirait un peu un enfant qui ne connaît rien au monde. Qui le découvre. Elle arrête pas de me demander pourquoi j'aime étudier. Comme si c'était bizarre, tu sais? » C'était si évident que la question elle-même devenait drôle. Mais ce moment d'hilarité laissa place à un rire un peu moins franc, plus amer. Un ton dans lequel résonnait une pointe de regrets. Je ponctuai d'un soupir la phrase de ma demi-soeur. « Les Fujiwara... » En parler n'était toujours pas évident, mais ce n'était rien. Il y parvenait à peu près. « C'était la famille de mon ex. Seito s'est servi de ma relation avec elle pour couler leur affaire... Tout ce que je sais, c'est que leur père a eu de sérieux problèmes de santé après ça. Je dois passer pour le pire connard du monde maintenant. »

Tenue ♔ J’étais bien consciente du service immense que me rendait Yuto en essayant de détourner l’attention de notre père, du moins c’était ce qu’il essayait de faire. Car puisque nous étions ici tous les deux, ça ne le détournait pas vraiment de moi et je demeurais persuadée que ce n’était pas une simple coïncidence. Toutefois, mon demi-frère ne dupait personne quand il tentait de faire croire que supporter la fameuse Ayumu était un calvaire infini. Je voyais bien à son expression qu’il appréciait la jeune femme, peut-être pas autant que mon instinct de dramas me le soufflait, mais assez pour se soucier d’elle, j’en étais certaine. Ce qui se confirma avec sa réponse suivante. J’esquissai un sourire attendri, ça me faisait plaisir de voir qu’il avait quelqu’un pour lui tenir compagnie de temps à autre, ce ne devait pas être chose facile après ce qui lui était arrivé. « Ce n’est pas si étonnant. Moi aussi des fois je me demande comment on peut être intéressé par des cours d’économie… Les arts me parlent plus tu vois. », répondis-je avec un haussement d’épaules. Et je supposai que ça devait être complètement l’inverse pour lui, tout dépendait de l’éducation et du point de vue personnel, tout simplement. J’aurais bien envie de la rencontrer un jour cette jeune femme, on pourrait se trouver bien des points communs. Pour l’heure, je voulais en savoir plus sur cette histoire avec la famille des Fujiwara. Cela semblait avoir marqué Yuto, ça ne devait pas être rien. Je restai bouche bée. Je ne pensais pas qu’il y avait pire que de faire tuer le meilleur ami de son fils mais à bien y réfléchir, cela l’était peut-être plus. C’était monstrueux, je ne voyais pas d’autre mot. « Oh. Je suis désolée… Il ne t’aura vraiment rien épargné n’est-ce pas ? ». Ce fut plus fort que moi, je posais brièvement ma main sur son épaule en signe de soutien. Nous avions tous deux souffert par sa faute et désormais, ça nous empêchait de tisser des liens avec les gens, ou difficilement. « Et elle ? Tu ne sais pas ce qui lui est arrivé ? ». Elle n’avait sans doute pas voulu lui adresser la parole après, mais il aurait pu avoir de ses nouvelles autrement, par des intermédiaires, des amis communs ou autres.

Tenue ♔ Oh, il y a bien des choses que j’aimerais faire remarquer à mon très cher père, ces temps-ci. J’aimerais lui demander par quel miracle ses magouilles ne sont jamais découvertes, car il est à mes yeux évident que rien de ce qu’il fait n’est honnête. Il gagne son argent sur la dépouille d’illustres inconnus et se plait à voir les affaires des autres réduites à néant. Un véritable monstre, si je peux le nommer ainsi sans m’insulter moi-même. Au lieu de m’opposer directement à lui, je préfère prendre soin de ma demi-sœur, si j’en ai l’occasion, comme c’est le cas maintenant. « Je suis en droit… Et c’est passionnant, contrairement à ce qu’on pense ! » Réponds-je à moitié offusqué par ses propos. « Il y a plein d’applications possibles. » Que font les arts, à part décorer ? J’ai un faible intérêt pour une matière qui permet simplement de répandre sur le monde la musique et les couleurs. Je ne comprendrai jamais les artistes.

Mais loin de parler de ces hommes et femmes à l’esprit dérangé, je m’attarde désormais sur un sujet qui me touche en plein cœur : Airi, mon ex petite amie. La première. Si elle n’avait pas fait partie de l’entreprise concurrente, j’ose croire que mon père m’aurait autorisé à continuer ma vie avec elle. Elle était après-tout la fille d’un nouveau-riche. Fujiwara avait une affaire florissante qu’il avait bâtie de ses propres mains. À partir de rien. Tout cela a été sauvagement réduit à néant et, par ma faute. Enfin, en partie. « Je crois qu’elle a déménagé. Je t’avouerai que je n’ai pas cherché à savoir où, je ne souhaite pas avoir de mauvaises surprises… » Je pose un instant ma main sur la sienne, puis la dégage d’un petit geste, sans violence. Le contact physique n’est pas une chose que j’apprécie. « Et toi, sinon, tu es venue seule ? »

Tenue ♔ Parfois, j’avais l’impression que Yuto était la personne la plus proche de moi, qu’il était celui qui me comprenait le mieux et qui savait ce à quoi je devais faire face en permanence. Les doutes, la peur, voire la paranoïa, je savais qu’il ne risquait pas de penser que ça venait simplement de mon imagination, parce qu’il connaissait parfaitement le personnage qui avait créé tout cela. Et d’autres fois, c’était comme si je ne pouvais pas trouver quelqu’un de plus éloigné en termes d’idéaux et de valeurs, comme à cet instant où je l’entendais parler sur cette fille supposée nous aider à son insu. Qu’y avait-il à ne pas trouver d’intérêt dans les études ? Chacun suivait sa voie comme il l’entendait et le principal était que ça lui plaise non ? Je ne voyais rien d’étrange à cela et dans un sens, ça m’attristait de voir qu’on demeurerait profondément différents sur certains points, de par notre éducation respective. Même si discuter avec une personne ayant exactement les mêmes opinions restait ennuyeux à mourir à mes yeux. « Oh pardon. Je pensais que la logique voudrait que tu suives des études d’économie c’est tout, m’excusai-je avec un haussement d’épaules, je n’en doute pas, surtout en voyant comment les lois peuvent être contournées et ignorées au quotidien. Ça doit être intéressant. ». Ironie le retour. Dans un sens, ça pouvait lui fournir les armes nécessaires pour dresser un beau cas d’accusations contre son paternel, mais aussi terriblement frustrant de voir toutes les mesures qu’on pourrait prendre et qui n’étaient pas utilisées. Comme avec cette histoire de destruction de la famille Fujiwara qui me glaçait le sang. S’il était capable d’anéantir un groupe entier, qu’est-ce qui pouvait l’arrêter ? « Je comprends. C’était peut-être plus prudent de ne pas le mettre sur sa piste après ça… ». Si ça se trouve, ça lui avait permis de s’en sortir, c’était toujours ça en guise de consolation. Triste mais mieux que rien. « Non je suis venue seule. Je n’ai trouvé personne à traîner dans cette aventure et je comprends mieux pourquoi maintenant. ». En y réfléchissant, je n’imaginais pas comment j’aurais pu faire pour traverser cette épreuve toute seule, c’était juste impensable. Surtout avec mes troubles actuels. « En tout cas, ça m’a fait plaisir de te trouver. Enfin… la crise d’angoisse passée bien sûr. Je sais pas ce que j’aurais fait toute seule… ». Je me serais débrouillée certainement, mais voir une tête sympathique rendait la chose toujours moins pénible.  

Tenue ♔ Mon père m’a proposé de suivre des études économiques quand j’étais plus jeune et que j’approchais de l’âge requis pour entrer à l’université, mais les mésaventures de ma famille m’ont fait changer d’avis. Qui, si ce n’est moi, parviendra à mettre sous les verrous l’homme qui est responsable de la mort de ma mère ? Cette personne exécrable est encore en liberté aujourd’hui, tout ça parce que des imbéciles n’ont pas été fichus de faire leur travail correctement. Je mâche et remâche cette vérité, incapable de digérer ce qu’il s’est passé. Comme un deuil que je n’ai encore jamais commencé. J’ai conscience de la nécessité de passer au-dessus de tout ça, mais il ne faut pas compter sur moi, si c’est pour attendre une réaction similaire à cette de mon père. Un déni, ni plus ni moins, de ce fait terrible qu’est la mort. Puis-je demander à Yun Hua de comprendre cela ? Sa mère a elle vit alors que de la mienne il ne reste que cendres et pâles souvenirs.

« Si tu avais ma vie, tu comprendrais pourquoi. »

J’ose croire que ma demi-sœur n’ignore pas la tragédie familiale qui a touché les Hashimoto. Elle n’a sans doute pas été touchée personnellement par cet événement sombre et désolant, mais il a été relativement médiatisé, notamment pour la défaite de ma famille à l’issue du procès. Une défaite que je ne m’explique toujours pas. « Oui, voilà… » Mes mots meurent en quelques mots. Ce n’est pas du tout ce dont j’ai peur, en vérité. Je n’ai que trop conscience des réalités de ce pays, dans lequel le suicide est une pratique perçue comme une façon digne de quitter le monde des vivants. Lorsque les choses tournent au vinaigre, bon nombre d’entre nous prennent cette décision. Beaucoup trop, à mon sens. Mes yeux se ferment alors qu’un soupir m’échappe. Je préfère ne pas en parler. « Ne reste pas seule, d’accord ? Je n’aimerais pas qu’il t’arrive quelque chose. » Une esquisse se forme à mes lèvres alors que je hoche doucement la tête. « Ça m’a fait plaisir aussi… Même si on aurait pu trouver des circonstances plus agréables pour une réunion de famille. » Un instant plus tard, je fronce les sourcils, ressentant à mes pieds une sensation bien trop familière. « C’est une impression où le sol vibre un peu ? »

Tenue ♔ Plus j’apprenais à connaître Yuto, plus je commençais à apprécier la liberté dont j’avais pu profiter pendant toutes les années ayant précédé l’intervention de mon père dans ma vie. Ça m’avait permis de passer les filets d’une éducation stricte, formatée et bien sûr dictée par des parents intransigeants et exigeant toujours le meilleur de soi à l’école. Ma mère avait beau suivre mes résultats de près, à aucun moment je n’avais ressenti la moindre pression de sa part, elle avait toujours été d’accord pour me laisser faire ce que j’aimais. Sans doute parce qu’elle exerçait elle-même un métier un peu atypique pour certains et qu’elle avait toujours souhaité le meilleur pour moi, peu importait ce que je décidais. Elle l’avait encore prouvé durant ma grossesse, même si elle aurait la dernière à pouvoir me juger, elle m’avait épaulée et elle ne m’avait pas mis la pression concernant mon année universitaire, que j’avais fini par rater. Je doutais que mon demi-frère puisse se voir offrir une telle indulgence, surtout que sa mère à lui n’était plus là pour l’épauler. Parfois je me prenais à penser à cette femme, à me demander à quoi elle ressemblait, et, surtout, si elle avait un jour eu vent de ma mère ou de mon existence. Je supposai que je n’aurais jamais la réponse. Tout comme Yuto ne saurait probablement jamais ce qui était arrivé à son ancienne petite-amie dont la famille avait été détruite par Hashimoto père. D’où le fait qu’il n’appréciait pas l’idée de me savoir seule sur cette île. « Ne t’en fais pas pour moi, je sais me débrouiller, répondis-je avec un sourire rassurant, mais de toute façon, ce serait difficile de rester seule, regarde, il y a pas mal de monde venu dans ce vol. Je trouverai forcément quelqu’un à qui faire la conversation. ». Ce n’était pas dans ma nature, mais à circonstances exceptionnelles devaient être pris des mesures exceptionnelles. Et puis il ne pouvait pas laisser sa partenaire seule indéfiniment juste pour veiller sur moi. Je savais quels dangers pouvaient me tomber dessus, mais elle, elle n’en avait aucune idée. « Oui, mais bon, le jour où on aura une réunion de famille qui soit pas étrange, je pense que Roxas aura déjà passé son permis. ». Autrement dit, tant que l’autre taré sera là, on n’en aura pas le luxe. Je n’eus pas le loisir d’alimenter davantage ma plaisanterie que le sol se mit à vibrer étrangement. Qu’est-ce que ça signifiait ? « Non, je l’ai senti aussi. Je crois qu’on devrait pas trop s’attarder, c’est flippant. Et tu devrais rejoindre Ayumu, elle risque d’avoir peur aussi. »

Tenue ♔ Nous avions dans la famille tous les ingrédients nécessaires à créer une ambiance explosive. Quelques mensonges, saupoudrés de sourires hypocrites et de desseins secrets, comme si de rien n’était. Mon père, maître marionnettiste de son état, incapable de montrer la moindre once de compassion à l’égard de sa propre famille, et qui en outre passait son temps à gérer ses affaires sans chercher à s’apitoyer sur les personnes dont il anéantissait les vies, était incroyablement doué dans ce qu’il faisait. C’était un homme d’affaire, un vrai ; un riche qui gonflait son compte en banque à chaque nouvelle transaction. Avec un peu plus de jugeote et de cœur, il aurait pu être quelqu’un de bien, mais il n’avait jamais souhaité se montrer humain. Tout le contraire de moi qui, malgré mes capacités et ma volonté de voir l’affaire familiale refleurir, une fois nettoyée des déchets qu’elle comptait parmi ses employés, souhaitait le faire d’une façon plus intelligente et respectueuse. Ceux qui allaient travailler pour moi ne seraient pas réduits au rang de larbins dont on se débarrasse selon son bon vouloir. J’osais y croire.

« Je l’espère. » De mon côté, il était impossible que je la garde près de moi. Je devais déjà me charger d’Ayumu et m’assurer qu’il ne lui arrivait rien. Cette fille n’était peut-être pas très futée, mais elle ne méritait pas de mourir seule dans la jungle sans avoir la protection d’un homme digne de ce nom. Imaginez, si elle allait se perdre dans la forêt, me forçant à la récupérer. Je ne savais même pas qui contacter !

L’ironie de ma demi-sœur me distrait de la situation et m’arracha un rire. « C’est pas tout à fait faux. » Mais il y avait bien pires conditions que celles dans lesquelles nous nous retrouvions habituellement. Enfin, je doutais qu’une maison richement décorée, disposant de boissons et nourriture en masse dans ses tiroirs, soit vraiment l’endroit le plus misérable qui soit afin de rencontrer des proches. On prend vite goût au luxe et aux attentions. Tellement vite, en vérité, que l’on se retrouve démunis une fois qu’on ne les possède plus.

Je voulais tant rentrer chez moi et m’enfoncer dans le large fauteuil de cuir du salon. Moi qui m’en plaignais régulièrement.

« [color=thistle] Oui, je vais y aller. » Affirmai-je à son conseil, en jetant un regard autour de nous dans l’espoir de reconnaître celle qui m’accompagnait. « Fais attention à toi ! » Un sourire aux lèvres, je ne me retins pas de glisser affectueusement une main sur la chevelure de ma sœur, geste que je ne me permettais que trop rarement, avant de l’abandonner à son sœur en priant pour qu’elle ne fasse aucune mauvaise rencontre.

Tenue ♔ C’était à la fois étrange et agréable de voir que quelqu’un se faisait du souci pour moi, d’avoir cette présence fraternelle à mes côtés, malgré les circonstances plus qu’étranges. Peu importait au fond tous ces détails qui nous différenciaient, Yuto était mon frère et ça me touchait de le voir agir comme tel. De s’assurer que je ne serais pas complètement livrée à moi-même sur cette île pendant qu’il ira rejoindre Ayumu. Ça montrait bien qu’il n’était aussi froid et insensible qu’il prétendait être, que comme moi, il n’était simplement pas habitué à s’attacher aux gens mais qu’il était toujours là pour ses proches. On avait beau ne pas se connaître encore vraiment bien, ça me faisait plaisir de voir qu’on pouvait interagir comme de simples frère et sœur par moments, sans ambiguïté. Ce qui me poussa même à faire un peu d’humour sur la vue d’ensemble de tout cela, et je ne fus pas peu fière de voir que ma blague avait bien fonctionné. Avec tous ces évènements, nous avions bien besoin de décompresser un peu, alors autant rire de tout cela plutôt que de s’en accabler, pour l’instant. Mais les bons moments devaient aussi connaître leur fin et il était pour nous d’emprunter des chemins séparés, car Yuto devait rejoindre son « amie » afin de poursuivre à bien sa fameuse mission. Et aussi parce que laisser une jeune femme seule dans la nature n’était pas cool quand on était censé l’accompagner. « Ne tarde pas trop ouais, sinon elle va t’envoyer bouler, ne plus jamais vouloir te voir et tu vas dire que c’est ma faute. », répliquai-je avec une fausse moue triste. En vrai, les filles pouvaient parfois se montrer impatientes, il ne fallait pas traîner, même si j’aurais adoré passer un peu plus de temps à discuter avec lui. Question de priorités. En tout cas, cela ne l’empêcha pas de prendre le temps de passer sa main dans mes cheveux, chose qui me surprit mais me fit sourire. « T’en fais pas, je suis une grande fille. Mais merci du conseil, grand frère. », conclus-je en tirant la langue. Il ne me restait plus qu’à trouver le chemin du village, chercher du réseau et trouver quelqu’un à qui faire la conversation, de préférence une personne qui ne soit pas ennuyeuse.