Mon dernier entretien avec Eden remontait à quelques jours. Nous avions prévu, ou je lui avais plutôt imposé, de nous revoir en fin de semaine pour peaufiner notre petite affaire. Je n’avais pas pris la peine de lui demander s’il avait quelque chose de prévu, si son weekend allait être chargé avec les travaux du conseil ou quelque autre devoir étudiant. Cela m’importait peu. Il devrait s’adapter et je me trouvais parfois trop vieux pour faire des concessions – un bien joli défaut si vous voulez mon avis.
Le temps s’était calmé. Les flocons qui avaient recouvert Tokyo n’étaient plus là, et le soleil rayonnait sans un brin de vent. L’hiver était là, froid et sec. Mais, je ne cherchai plus d’excuse pour orienter mon choix sur le véhicule que j’allais prendre pour me rendre au campus. Aussi futile que cela puisse paraître, j’avais réellement pris le temps d’y penser. Ma voiture de sport rouge électrique allait être trop voyante. Ma berline noire trop stricte, et bien trop large à garer en bordure du campus. Je ne pouvais pas utiliser le parking réservé aux enseignants, car cela aurait été comme sortir un écriteau lumineux et le pointer sur Eden et moi. Ainsi, après de longues minutes passées devant la boite contenant chaque clé des véhicules en ma possession, j’avais opté pour le deux-roues.

Une veste épaisse et noire, des gants sombres et un masque tout aussi peu coloré, j’avais garé mon joli jouet à une rue du campus étudiant. Nous nous étions mis d’accord pour faire cela discrètement, et cela m’allait parfaitement bien. Retirant ma paire de gants, je sortis mon téléphone portable et pianotai rapidement l’adresse du lieu où je me trouvais. La troisième période de l’après-midi venait tout juste de terminer. J’étais à l’heure et je savais qu’Eden ne tarderait pas à venir. Je retirai mon casque un instant, posant celui-ci sur le siège de la moto. Légèrement appuyé contre, je patientai sans compter les minutes. Les bras croisés, je profitai de l’air frais. J’avais passé une bonne partie de l’après-midi à corriger quelques devoirs. Une tâche bien désagréable que j’avais voulu faire tout de suite, pour ne pas qu’elle encombre mon weekend.

Les minutes défilaient doucement et bientôt j’aperçus au coin de la rue la silhouette du jeune étudiant. Je me demandais s’il était excité à l’idée de ce qui allait suivre ? Je me demandais s’il avait pris le temps de travailler un peu les vagues détails que je lui avais partagés la dernière fois. Avait-il fait ses recherches ? Avait-il été curieux ? Ou bien, au contraire, aurais-je affaire à l’adolescent grognon et fier dont j’aimais me moquer doucement ?

« A l’heure, comme toujours. »

Dis-je en guise de bonjour. J’esquissai un sourire, tournai légèrement en direction du guidon du large deux-roues pour y récupérer un casque. Il était précieux le petit, je ne voulais pas qu’il lui arrive malheur durant le trajet. Tout comme je ne voulais pas me faire confisquer mon jouet et payer une amende monumentale en ne respectant pas le code de la route.

« Mets ça, nous discuterons plus tard. »

La route serait rapide. Je chevauchai le véhicule, retirant la béquille d’un mouvement souple de la jambe puis attendis qu’il s’installe avant de démarrer le moteur.

Mon choix semblait n’avoir pas été des meilleurs pour le véhicule. C’était ce que sa remarque signifiait. D’un côté, je pouvais comprendre car il était loin de savoir le choix cornélien que j’avais eu à faire avant de porter mon attention vers mon petit bijou à deux roues. De l’autre, je me contentais d’hausser les épaules ; ce qui était fait, était fait, je ne lui demandais pas son avis.

« Tu comprendras quand on arrivera. »

Ajoutai-je simplement. Le large garage que j’avais en location non loin de l’immeuble où je vivais présentait un large de choix de véhicule – tous aussi indiscrets les uns que les autres. Des voitures bruyantes. Des voitures aux couleurs clinquantes. Des voitures un peu trop anciennes pour les sortir en plein hiver. Le véhicule le plus simple que j’avais était une berline avec laquelle je venais régulièrement à l’université. Pensant que nombre d’élèves connaissaient déjà l’animal et sans doute sa plaque d’immatriculation, j’avais préféré venir avec autre chose.
Je m’installai sur la moto, retirai la béquille et attendis patiemment qu’il s’installe. Je n’avais aucune idée de s’il avait déjà été passager d’un tel véhicule. L’idée qu’il puisse être inexpérimenté, voire mal à l’aise ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Puis, à la sentir contre mon dos, je devinai assez rapidement qu’il était novice dans le milieu. J’esquissai un sourire, amusé par la situation. « Ne me tue pas ok ? »

« Alors accroche-toi. »

A ces mots, j’attrapais rapidement ses mains pour poser sur mon abdomen. Il allait falloir qu’il se colle un peu plus à moi, et qu’il se détende, sinon le peu de route que nous allions avoir à faire allait paraître terriblement long. D’un mouvement rapide et coordonné de la jambe et du poignet, je démarrais le véhicule, le faisant un peu ronfler avant de filer dans les rues de la capitale nippone.
Le trajet n’était pas très long en soi. Je prenais malgré tout soin de faire quelques détours, de contourner un parc, d’éviter une large avenue et ses huit feux de croisement. En une demi-heure, je finis par ralentir devant un haut immeuble à l’aspect plutôt récent. Je glissai une main dans la poche de ma veste, appuyai sur une petite télécommande et la porte du parking sous-terrain s’ouvrit. Lentement, je roulais jusqu’au niveau inférieur où plusieurs véhicules étaient parfaitement garés. Certains recouverts d’une couverture grisâtre, d’autres simplement nus et propres. Je coupai le moteur, mettait la béquille en place, attendis qu’Eden descende du deux-roues avant d’en faire de même. Je retirai mes gants, mon casque et jetai un coup d’œil au lycéen.

« Alors ? En vie ? »

Dis-je, amusé. Je glissai la paire de gants dans le casque que je gardai en main, et retirai la clé du contact avant de la mettre dans la poche de ma veste. Je fis quelques pas, sachant pertinemment que le jeune homme ne tarderait pas à me suivre. Je passai par une épaisse porte en métal coupe-feu, qui menait jusqu’à un escalier. Puis, au détour d’un couloir, nous arrivâmes face à un ascenseur. Le silence s’installait, je n’avais pas grand-chose à dire pour le moment. Et puis, il y avait des habitations au rez-de-chaussée ; je n’avais aucune envie de débuter une quelconque discussion dans un endroit pareil. J’étais un voisin discret à peine salué, je voulais que cela demeure ainsi. Après quelques minutes, je déverrouillai la porte de mon appartement, retirai mes chaussures et entrai calmement.

« Fais comme chez toi. »

Ajoutai-je enfin, alors que j’ouvrais fermeture éclair de ma veste tout en posant le casque et les gants sur la table basse du salon. L’espace à vivre était large ; cuisine et salon en une seule et même pièce avec une large baie vitrée. Les murs, sinon bloqués par un meuble ou une vitrine, étaient recouverts de nombreuses œuvres, plus ou moins récentes. Je me tournai vers Eden, curieux de voir sa réaction.

J’étais ravi de savoir que sa première escapade en moto lui avait fait le plus grand bien. Cela avait été ma première échappatoire. Dès que j’avais eu l’âge de pouvoir passer le permis ; ce qui avait été assez tôt étant donné que ma famille et moi étions aux Etats-Unis à cette époque, j’avais choisi le deux-roues. Il y avait ce petit quelque chose en plus qu’une voiture ne peut pas offrir. Le confort était différent, certes. Mais, la sensation lorsque les virages sont pris à grande vitesse ne se valait pas. Je saurai en tout cas comment le récompenser ; et je saurais me faire discret pour que les parents Kang, dont je ne connaissais que très peu de choses au final, ne remarquent pas trop la différence. Mais bon, Eden était doué pour jouer la comédie, je n’avais aucun mal à croire que notre relation resterait bien gardée.

Arrivés dans mon appartement, j’avais glissé mes pieds dans mes chaussons au teint clair et avais fini ma marche tranquille jusqu’à mon salon. Casque posé sur la table basse, je retirai ma veste et allai la placer sur le dossier d’une chaise. J’avais tendance à être un peu maniaque avec mes affaires, mais, n’allais pas tout ranger tout de suite. Nous avions le temps. Je laissai Eden observer les lieux.

« En réalité, cela prend beaucoup plus de place que tu ne le penses dans mon travail. C’est une bonne base, cela appâte beaucoup. »

Répondis-je simplement en me retournant vers lui. C’était parfois mieux qu’une jolie mallette pleine de billets. C’était également mon pécher mignon. Je n’en démentais pas. J’aimais cela, depuis aussi longtemps que je pouvais m’en souvenir. Je n’avais jamais réfléchi au pourquoi j’appréciais tant cela. Je me contentais de profiter de ses richesses. Tout expliquer prendrait du temps, alors, je me contenterai de faire quelques allusions, par-ci par-là, afin qu’il comprenne qu’il lui faudrait utiliser sa culture générale pour nos prochaines aventures.
Dubitatif, je le regardai venir vers moi. Stylo en main, je remarquai la régularité dans le cliquetis du stylo. Combien de temps s’était-il entrainé ? J’étais intrigué, et plutôt fier. Je le laissai faire sa représentation, sans ciller. « … tu devras danser la samba… Go ! » Je laissais quelques secondes s’écouler avant de lâcher un rire. Il n’y avait rien de moqueur, j’étais simplement amusé de la situation. Il était intéressant, le gamin. Je lui tapotai sur l’épaule de ma main.

« Bien tenté l’ami. Bien tenté. »

Calmant mes rires, je me dirigeai vers la cuisine. J’ouvris le frigo et sortis deux petites bouteilles d’eau. Je lui aurais bien proposé autre chose, mais n’avais aucune idée de s’il aimait le café. Et, il était encore un peu tôt pour une bière. Je lui fis glisser la bouteille sur le comptoir.

« En tout cas, il y a du progrès. C’était régulier, je pense que tu tiens quelque chose. »

Je me voulais encourageant, et c’était sincère. Ouvrant la bouteille, je bus quelques gorgées avant de reprendre parole.

« En as-tu deux sur toi ? »

Demandai-je. Mon briquet était solide, et je prenais soin de le recharger régulièrement. Je l’entretenais comme l’un cire ses chaussures. Un stylo, aussi costaud puisse-t-il être avait une durée de vie bien moins longue. Une chute malencontreuse et le ressort pouvait se retrouver endommagé. Ainsi, ma question coulait de source.

Voir de l’enthousiasme dans son regard était plaisant. Je savais que cela serait de courte durée, du moins, pour le moment. Alors, j’en profitai. J’étais content d’avoir pu apporter ce petit quelque chose qui avait déclenché un léger changement en Eden, un nouvel attrait et une motivation. Il était intelligent, et avait le goût du travail bien fait. Je lui faisais confiance ; je savais qu’il allait s’améliorer.

« Si tu penses que soixante est un bon rythme, alors reste là-dessus. Une fois que tu auras perfectionné une façon de faire, alors, tu pourras te pencher sur d’autres astuces. Sur qui t’es-tu essayé ? »

J’étais curieux. Avait-il choisi quelqu’un de son entourage, comme je l’avais fait étant enfant ? Ou bien, s’était-il dit qu’il était préférable d’aller vers quelqu’un d’inconnu pour une première fois ? La bonne de maison avait vraiment été d’une patience inouïe envers moi, tant j’étais venu vers elle pour lui faire croire tout et n’importe quoi. En y repensant ainsi, j’avais presque l’impression d’entendre sa voix résonnait dans tout le rez-de-chaussée après un échec cuisant.
Je lui posai finalement la question du double style. Il me regarde, légèrement dubitatif face à ma question. Toutefois, son visage ne tarde pas à changer d’expression et je souris alors qu’il trouvait réponse sans mon aide. Il avait de la jugeote, je me félicitais d’autant plus d’avoir mis la main dessus.

« Prends exactement le même et teste-le à l’avance. Il suffirait d’une légère différence dans le ressort pour que ton coup soit un échec. »

Cela semblait parfaitement logique, à mes yeux en tout cas. Mais, je préférai rajouter ce commentaire au cas où. Je savais qu’il écouterait. « Et cette affaire ? » Je refermai ma bouteille, après avoir bu une nouvelle gorgée. Bien. Il était temps de lui faire faire un petit tour du propriétaire.

« Suis-moi. »

Je gardai ma bouteille en main, et me dirigeai vers l’unique escalier de mon large duplex. Nous arrivâmes devant une porte. Je levai rapidement un petit boitier pour y taper un code du bout des doigts. Ensuite, je posais un doigt sur un lecteur, et un bruit sonore se fit entendre, signe que la porte était à présent déverrouillée. J’entrai, sans ajouter un mot dans mon large bureau. La pièce était moins décorée, mais tout aussi rempli que le reste de mon appartement. Il y avait des armoires, bibliothèques et autres rangements en bois massif. Au centre, un bureau imposant trônait, ainsi qu’une paire de fauteuil.

« Avant que je t’explique exactement ce que nous allons faire, j’aimerais que tu m’en dises un peu plus sur cette personne. »

Prononçant ces mots, je posai ma bouteille et ouvris un des tiroirs du bureau, en sortis une chemise en cuir sombre que j’ouvris. Parmi les documents, je saisis une carte. Sur cette carte, il y avait le visage d’Eden mais le nom inscrit y était différent.

« Nakagawa Tsutomu. Stagiaire pour le cabinet d’avocats d’affaires de Yokohama. Majeur évidemment. Et quoi d’autre ? »

Ajoutai-je en me tournant vers lui et en lui tendant la carte. J’aurais pu lui raconter l’histoire ce stagiaire, mais, au fond si le mensonge ne venait pas de lui, il risquerait de se tromper, de se contredire si des questions venaient à lui être posées. Lors de notre prochaine sortie, il faudrait qu’il oublie Eden. Il allait devoir jouer un rôle, et berner les gens en utilisant son vraie visage mais une autre identité ; à mille lieues de ce qu’il avait l’habitude de faire jusqu’à présent. Mais, je serai là. J’attendis sa réponse, et les questions qui découleraient.

S’il m’avait dit que cela avait fonctionné du premier coup, je ne l’aurais pas cru de toute façon. J’étais rassuré qu’il y ait eu des ratés. C’était là la meilleure manière de progresser. Se retrouver face à un mur. Faire une chute mémorable. Ce n’était jamais agréable. J’étais le premier à m’en plaindre. J’avais un certain orgueil, que j’aimais entretenir avec douceur. Alors, me prendre une porte fermée me faisait bien souvent fulminé – maintenant moins qu’avant. Toutefois, c’était ainsi que je m’étais forgé. Et, de ce fait, j’étais persuadé que c’était ainsi qu’Eden gagnerait en compétence également.

« Ça viendra. »

Ajoutai-je simplement. Que pouvais-je dire de mieux ? Il savait très certainement qu’il lui faudrait jouer de patience. C’était naturel. Je ne doutais pas non plus qu’il soit un tantinet perfectionniste. Il jouait son rôle du lycéen princier à la perfection après tout. Alors, il saurait s’atteler encore et encore à son entrainement jusqu’à en être pleinement satisfait. Ce en quoi, il me ressemblait beaucoup ; c’était agréable et perturbant à la fois… Cette impression de regarder mon moi adolescent dans un miroir.
Finalement je l’invitai à me suivre jusqu’à l’étage. Nous devions rentrer dans le vif du sujet, il avait bien eu raison d’amener la raison principale de sa venue si rapidement. Après tout, nous allions avoir beaucoup à parler. Je ne doutais pas qu’il aurait son lot de questions, et je me devrais d’y répondre le mieux possible. Plus il maîtriserait ce qu’il allait suivre, moins il risquerait sa peau. Au fond, j’étais bien égoïste de vouloir l’embringuer dans une affaire pareille. Eden avait déjà tâtonné dans une petite mare univers hors la loi, et je m’apprêtai à le tirer dans l’océan entier. S’il voulait reculer, il devrait le faire rapidement car après, je ne le lâcherai plus.
Avant de lui expliquer le fond de la situation, je lui présentai la base de mon métier : le jeu du déguisement et du mensonge. J’avais créé une fausse identité à Eden, comme j’en avais moi-même des dizaines. La carte avait été fabriquée par un fidèle acolyte, que le jeune homme finirait bien par rencontrer un jour. Je lui avais présenté, et je voulais qu’il m’en dise plus sur cette nouvelle personne qu’il devrait devenir. Je le prenais de court. C’était totalement voulu. Je n’étais pas surpris qu’il soit plutôt désemparé face à la situation, le contraire aurait été étonnant. Mentir sur une situation, il savait faire, mais il n’avait jamais réellement eu à se créer un personnage après tout.

« Je vois ce que tu veux dire. Ne te presse pas, nous avons tout notre temps. C’est pour cela que je t’ai amené ici aujourd’hui. »

Dis-je, alors qu’il enchaînait les questions, tâtonnant avec maladresse sans savoir dans quelle direction partir. Je plaçai ma main sur son épaule et le guidai jusqu’aux fauteuils présents devant le bureau. Nous asseoir serait ce que nous aurions de mieux à faire, car la discussion risquait d’être longue.

« Chaque détail a son importance. Même si cela te parait futile, au cours d’une conversation, tu ne peux pas te permettre d’être pris de court, sinon c’en est fini pour toi. Cependant, c’est à toi de décider l’histoire de ce gars-là, pour éviter toute contradiction. »

Je pris une pause, reculant mon dos contre le large dossier en cuir épais. Je décroisai les jambes, cherchant les mots les plus simples et les plus percutants.

« Imagine. Tu entres dans une pièce, un homme d’une cinquantaine d’année t’accoste. Vous parlez affaire, de la météo, des nouvelles internationales, qu’importe. Puis, vous échangez vos cartes. Là, il lit ‘Nakagawa Tsutomu’. Il te regarde, et dit ‘Oh ! Nakagawa ! Connaissez-vous Nakagawa Shoichi, du Ministère des Finances ? – peut-être pas. D’ailleurs, où avez-vous étudié ? Todai ? J’étais à Todai avec Nakagawa, paix à son âme. C’était un bon gars à l’université. Il avait quelques bonnes idées. Mon frère a été choqué par son suicide… Vous avez des frères et sœurs, jeune homme ?’ »

J’avais prononcé toutes ces phrases avec rapidité pour lui montrer à quel point une situation pouvait sortir de tout contrôle. Selon le contexte, les gens appréciaient avoir des conversations sur tout et rien. Parler de sa vie personnelle pouvait paraître insensé pour beaucoup, mais pour certains, des questions portants sur la vie de famille, les écoles, etc. étaient parfaitement naturelles à être posées.

« Vois-tu où je veux en venir ? »

Ajoutai-je finalement. Je voulais qu’il regarde à nouveau à cette pièce d’identité que je venais de lui créer, et je voulais qu’il m’en dise un peu plus. Il pouvait prendre son temps. Je n’étais pas là pour le presser. J’étais là pour écouter, pour lui enseigner des astuces que j’avais dû apprendre seul.

La conversation prenait doucement une tournure intéressante, et j’étais plutôt content d’avoir face à moins un élève avide d’en apprendre plus. Je prenais mon temps pour lui expliquer les choses. Il n’y avait rien de simple dans l’univers dans lequel je le poussais fortement des deux mains. Cependant, j’avais une forte envie de croire en lui. Au cours de cet entretien, durant lequel nous pourrions autant l’un que l’autre parler à cœur ouvert, et faire n’importe quelle remarque sans risque, je le testai. Je voulais voir ses réactions. Entendre ses questions. Etudier ses expressions et ses postures. Il en saurait trop après aujourd’hui pour que je l’abandonne s’il en venait à échouer. Et puis, au fond, l’idée même de le laisser filer n’effleurait pas mon esprit. Toutefois, je croisais les doigts pour qu’il y mette du sien et qu’il m’impressionne. Il était bon élève, avait de bonnes bases, il apprendrait vite.

« C’est effectivement plus simple de dire que tu ne le connais pas. Il est préférable de se protéger dans ce genre de situation, plutôt que de mettre les deux pieds dans un mensonge que tu ne maîtriserais pas. »

La connaissance et la confiance en soi étaient maîtres clés des situations dans lesquelles je m’amusais. A partir du moment où l’interlocuteur nous emmenait vers un terrain glissant, il était préférable de se raccrocher à quelque chose de sûr. Le but était de plaire à sa proie, mais, la prendre pour une idiote et se faire coincer parce que nous entrions dans son jeu était la pire chose à faire. Il fallait rester maître de la situation.

« C’est pour ça que nous sommes ici. Chaque rencontre se prépare en amont. Si tu as décidé que ce gars que tu allais jouer venait de Todai, alors reste là-dessus. Tu auras au préalable fait un minimum de recherches te permettant de répondre à quelques questions, si jamais le sujet venait à dévier là-dessus. »

Je quittai le fauteuil et en un pas atteignis le bureau sur lequel j’avais laissé la chemise en cuir de laquelle j’avais retiré la fausse carte. Je l’attrapai et retournai m’asseoir d’un mouvement. J’ouvris la pochette, glissa quelques feuilles entre mes doigts avant d’en retirer une parmi d’autres. Je la plaçai au-dessus des autres, et tendis le porte-document ouvert à Eden pour qu’il puisse y jeter un coup d’œil.

« Pour en revenir à l’identité de ceux que tu croises, les voici. Avant chaque rencontre, tu te dois de savoir un minimum de détails sur la personne avec laquelle tu vas converser, mais également les petites mains qui gravitent autour. »

Sur la première feuille, tout ressemblait à un curriculum vitae. Une photo. Nom et Prénom. Date de naissance. Statut marital, détails sur le conjoint(e) et les enfants si existants. Adresse. Statut professionnel. Informations sur des faits importants du passé. Passe-temps. Habitudes, bonnes comme mauvaises.

« Voici Watanabe Keiko. La personne que nous allons rencontrer la prochaine fois. Son mari est dirigeant d’un groupe pharmaceutique, et elle trône à ses côtés. Ils détournent une jolie somme d’argent pour faire profiter un marché peu commode dans l’Asie du sud-est. Tu peux lire ici suffisamment d’informations pour pouvoir comprendre son comportement, et, point important, que son point faible pourrait être son fils unique. »

J’expliquai très rapidement la situation, en bref. Juste assez pour qu’il puisse comprendre que même dans son bluffe il aurait une base suffisamment solide pour tenir le temps de la conversation.

« Ai confiance en toi. Imagine que le masque que tu portes d’habitude s’est simplement transféré sur une fausse identité. Peu de gens sont physionomistes, surtout dans ces milieux où ils retiennent surtout les noms. Si tu es convaincu, alors ils le seront aussi et ils te mangeront dans la main. »

Je l’observai avec une grande attention. Je n’étais pas pédagogue. J’avais appris ce que j’étais en train de lui enseigner seul, à tâtons. Ainsi, je n’avais tout bonnement aucune idée de si je m’y prenais bien ou non. La personne avec laquelle je travaillais essentiellement dans ce milieu, qu’Eden ne tarderait sans doute pas à rencontrer, avait été la première à me dire que c’était complètement idiot ce que je faisais. L’enseignement n’était pas fait pour moi. J’étais un homme distant, maladroit avec les sentiments et souvent bien trop sérieux dans mon métier. Ce pouvait être désespérant pour beaucoup, je m’en rendais compte mais ne faisais rien pour changer cela. Mais voilà, face à Eden, il y avait ce sentiment étrange en moi. Cette envie de le voir évoluer. Voir ces changements dans les expressions de son visage, le faire découvrir des choses qu’il n’aurait sans doute jamais connues sans ma présence était terriblement satisfaisant. Bien plus qu’escompté.

« Je te fais confiance, tu peux les prendre avec toi. Lorsque tu auras fini, tu n’auras qu’à les détruite ou me les ramener, au choix. »

Il avait beau être un gamin à mes yeux, il était du genre sérieux. Je savais qu’il saurait garder un œil attentif sur cette chemise, qu’il saurait ne pas la laisser trainer n’importe où. Je ne doutais pas non plus qu’il ait une bonne mémoire. Il saurait retenir tout cela.

« Même si tu as un doute, à un moment donné le jour J, n’oublie pas que tu ne seras pas tout seul. »

Ajoutai-je malgré tout. Certains noms pouvaient se ressembler. Certains statuts également. Il était facile de se mélanger les pinceaux. Par chance pour lui, sa première sortie dans ce grand monde que j’allais lui montrer ne serait pas remplie de discours pour sa part. Il aurait une grande part d’observation, et les responsabilités qui iraient avec, évidemment.
Le silence s’installa à nouveau entre nous, et je le laissai réfléchir sans ajouter un mot. Je le regardai sans trop insister. Il parlerait lorsqu’il serait prêt. Les minutes passèrent, et finalement il se décida à reprendre parole. J’écoutai son discours avec une grande attention. Il avait pris confiance en lui, et avait réussi à créer un peu de matière autour de cette identité que je n’avais que partiellement créée.

« C’est une très bonne base. »

Dis-je lorsqu’il eut terminé. C’était sincère. Il avait réfléchi à beaucoup de détails, et j’étais satisfait de ce qu’il avait pu inventer jusqu’à présent. La panique était passée, et j’imaginais bien qu’il peaufinerait son rôle jusqu’à en être satisfait.

« Mercredi, dans deux semaines, Madame Watanabe recevra un avocat d’affaire avec lequel elle a simplement conversé par mail et téléphone. Le dernier virement a failli être intercepté, et, elle a manqué de faire couler la boite de son époux. Pour se protéger en cas de fuite d’informations, elle prévoit de rencontrer cet avocat qui est loin d’être tout blanc. »

Je prenais une pause. Je réfléchis un instant à la façon dont je pourrais amener mes mots pour que les explications deviennent claires et simples.

« Cet avocat, ce sera moi. J’aurais besoin de ta présence pour garder un œil ouvert lors de ce rendez-vous. Nous serons très certainement en petit comité, et je ferai en sorte de me retrouver seul avec elle pour terminer la journée avec brio. Un collègue sera en extérieur, et aura vu sur le système de sécurité. Cependant, on n’est jamais trop prudent. »

Le statut de stagiaire était parfait pour lui, car il serait facile à justifier. De plus, Eden saurait tirer doucement sur l’instinct maternel de la femme. Mon but étant de le faire ressembler dans ses manières à ce fils prodigue adoré.

Il acquiesçait à mes explications. Il était attentif, et j’appréciais cela. Cela me confortait dans l’idée que j’avais fait le bon choix. Plus les minutes passées en sa compagnie se faisaient nombreuses, plus j’en venais à comprendre son personnage. Son caractère. Ses manies. J’étais en train de me créer tout un dossier sur sa petite personne et les points positifs contrebalançaient doucement mais sûrement les aspects négatifs. J’avais une certaine hâte à le revoir avant le rendez-vous final. J’avais hâte de lui poser des questions, de tester sa stabilité pour voir s’il était prêt à m’accompagner. J’étais curieux de savoir de quelle façon il s’y prendrait pour retenir toutes ces informations, et pour polir le personnage dont je ne lui avais balancé qu’un nom. Il était obstiné. Il avait su me le prouver avec le jeu du stylo. Je pouvais patienter tranquillement.

« Tu as autant confiance en moi ? Je vais peut-être faire échouer ton plan. » Il marquait un point, mais je ne cillais pas à sa remarque. Je laissai le silence se suspendre une nouvelle fois entre nous. Je réfléchis. Il avait raison. Je ne pouvais pas le nier. Mon cher acolyte avait utilisé des mots similaires plusieurs semaines auparavant ; bien que les mots aient été bien plus vulgaires, l’idée restait la même. Que m’avait-il pris ?

« En toute franchise, au départ tu étais une belle distraction. Te voir user d’autant de culot derrière ce masque m’avait vraiment amusé. »

Commençai-je, sur un ton d’état de fait. Je n’avais pas envie de le berner. J’aurais pu le caresser dans le sens du poil. J’aurais pu lui dire des belles choses sur son comportement dès le départ. Mais, au fond, ce n’était pas qui j’étais. J’allais vers les gens pour un but précis. Et, ce qui me fit m’arrêter devant Eden la première fois fût une bonne dose de rire.

« Tu as berné ces naïfs fortunés avec brio. Je n’ai pas envie d’entrer dans le mélodramatique, mais, le fait est que ça m’a fait penser à moi. »

Cela me faisait mal de l’avouer. Le dire à voir haute m’arracha presque un frisson de dégoût.

« Je me suis dit que tu pourrais avoir du potentiel. Et, qui ne tente rien n’a rien. J’ai envie de te faire confiance, de voir ce que tu as vraiment dans le ventre. T’es loin d’être idiot, et je suis mal placé pour critiquer ton entêtement tant j’ai le même. »

Il s’en rendrait sans doute compte avec le temps. Je n’étais pas le plus agréable des personnages, mais je n’étais pas non plus le plus détestable. J’avais le goût du travail bien fait. Une passion qui débordait de toute part dans mon quotidien. Et un but bien plus sombre qu’il finirait sans doute par connaître si notre confiance grandissait avec force.

« Tu ne feras rien échouer, car, tu as bien plus de potentiel que tu ne veux te laisser croire. »

Terminai-je alors, en le regardant droit dans les yeux. A moins d’une catastrophe, qui n’arriverait pas, je ne voyais pas comment je pourrais penser que notre alliance pourrait mal tourner. Il me fallait être optimiste, et j’avais envie qu’il le soit tout autant.

Il était vraiment facile à comprendre, le petit. Il avait une certaine spontanéité dans ses réactions. J’en vins à me demander s’il était ainsi simplement avec moi ou non. Après tout, il jouait un joli rôle sur les bancs de l’école. Je doutais ainsi qu’il prenne la peine de laisser passer chacun de ses sentiments sur son visage ; cela lui serait bien trop risqué. Pourtant là, face à moi, je remarquai la légère déception dans son regard. J’observai cette déception s’adoucir peu à peu alors que mon discours partait sur une note plus positive. Il sembla même satisfait. C’était à prendre en note, car bien qu’arrivant de plus en plus souvent, cela restait rare entre nous.

« Je ne fais que dire ce que je pense. Il m’arrive de dire la vérité, tu sais. »

Ajoutai-je sur un ton légèrement amusé. Je comprenais parfaitement qu’il nous serait difficile de construire une confiance mutuelle solide. Il nous faudrait du temps. Il nous faudrait apprendre à déceler le vrai du faux dans les dires de l’autre. Je n’avais pas non plus envie d’utiliser notre différence d’âge comme un prétexte pour ne pas réussir. Mon but était simple : être une présence pour Eden, j’aurais aimé avoir la prétention de dire à voix haute que je voulais être un guide pour lui, mais, c’était bien trop dérangeant. Je serai simplement là pour l’emmener sur un chemin sur lequel il avait déjà commencé à marcher doucement, à tâtons. Une fois qu’il serait suffisamment en confiance, libre à lui de continuer de me suivre ou bien de partir de son côté. D’autant que je n’allais sans doute pas rester dans les parages pendant encore une multitude d’années. La sédentarité n’était pas la meilleure des solutions dans ma situation.

« L’avocat s’appelle Takayama Masanori. C’est un homme discret. Il réussit bien ses affaires et ses plaidoiries mais n’est encore jamais apparu sur la Une d’un journal. Il est surtout connu par les hauts dirigeants d’entreprises qui se cachent bien d’avouer aller le voir pour régler leurs quelques magouilles. »

Cela m’avait facilité la tâche. Je devais bien l’avouer. Si cette personne avait été médiatisée comme certains autres du métier, la situation aurait été bien plus compliquée. Il m’aurait fallu inventer un autre personnage, une relation avec cet homme, une raison suffisamment probable pour son absence à un rendez-vous important.
« Et est-ce que je serai amené à voir ton partenaire ? » J’esquissai un sourire, retenant un rire. Ce n’était pas la question qui me faisait rire. C’était plutôt la pensée d’une rencontre entre mon ami de toujours et Eden. Je me replaçai dans le fauteuil.

« C’est fort probable. Il s’appelle Yang Ha Neul. Il est à l’étranger pour le moment, et devrait revenir à temps pour le prochain rendez-vous. Il est… comment dire… Il donne difficilement sa confiance. Il peut être terriblement têtu. Alors, il ne voulait pas être présent pour le moment. »

L’idée de travailler avec un jeune homme de dix-sept ans n’était pas la raison principale de son doute. C’était plutôt le fait que j’en avais parlé pendant des jours, et qu’il trouvait cela étonnant.

« Pour faire simple, il aime juger par ses propres yeux. »

Ainsi, j’avais beau eu à dire qu’Eden était vraiment un bon choix, il s’était muré dans un bougonnement sans fin en disant qu’il verrait de lui-même et en dérivant rapidement sur un autre sujet. J’étais relativement enthousiaste en parlant de ce gars-là. Il était bien plus qu’un partenaire de travail. Eden finirait bien vite par le comprendre, surtout s’il en venait à nous voir ensemble.

La réponse spontanée d’Eden alors que nous évoquions mon cher partenaire en crime me fit rire. Un rire court, simple et léger tant j’imaginais leur rencontre comme allant être électrique. Je ne doutais pas non plus qu’ils allaient mettre une ambiance toute particulière dans notre petit groupe. Mais, j’avais bon espoir que cela se passe bien malgré tout. Moi-même je n’avais pas réussi à m’entendre du premier coup avec Ha Neul, alors, je serai bien étonné que ce soit le contraire pour Eden. En tout cas, j’étais profondément curieux de ce que cela allait donner.

« Je me ferai un plaisir de lui passer le message. »

J’étais quelqu’un de taquin. J’aimais appuyer là où ça dérangeait pour avoir une réaction de l’autre. C’était ainsi que j’avais approché Eden. C’était ainsi que je m’amusais avec Katreeya, cette jeune fouine qui vivait dans mon immeuble. C’était également ainsi que je faisais hurler de rage mon acolyte. C’était ma signature, en quelque sorte. A paraître trop parfait en extérieur, nous finissons toujours pas développer certains défauts dont il est impossible de se détacher plus tard.

« Pas pour le moment. Je dois encore peaufiner quelques détails. Si besoin est, je te contacterai pour une autre entrevue. »

Deux semaines offraient un délai long, mais le temps passait si vite que nous y serions bien plus vite qu’escompté. Cela pouvait être piégeur, mais je commençai doucement à avoir confiance en Eden et ne doutai pas qu’il puisse gérer son temps convenablement.
Je me levai de mon fauteuil, et laissai à Eden le soin d’en faire de même. Maintenant chargé de la précieuse pochette, ainsi que de sa jolie carte d’identité, je le laissai me suivre pour sortir du bureau. Notre entretien avait été bon. J’en étais satisfait. Cela s’était passé encore mieux que je ne l’avais espéré et le jeune lycéen avait su mettre de côté ses ronchonnements habituels ; ce qui n’était pas pour me déplaire. Je prenais soin de refermer la porte du bureau derrière nous, laissant entendre un clic électronique sonore, signe qu’elle était à présent correctement verrouillée. Alors que nous descendîmes les marches de l’escalier, je repris parole.

« Souhaites-tu que je te raccompagne ou tu prendras les transports en commun ? »

Peut-être un nouveau petit tour en moto lui plairait-il. D’un autre côté, l’idée de le déposer non loin du dortoir ne devait pas l’enchanter plus que cela. L’immeuble dans lequel je résidai se trouvait à deux pas d’une bouche de métro. Il avait donc le choix. Je ne craignais plus qu’il connaisse le chemin jusqu’ici, bien au contraire. Il pourrait revenir à sa guise. Je n’avais guère de choses à lui cacher à présent.