Pour ce retour à Tokyo après ces quelques mois d'absence, ce fut catastrophique. Pourtant, mon séjour avait bien commencé. étant arrivé la veille, j'ai pu voir Toru à l'agence artistique, Angel Entertainment et passer un peu de temps avec lui avant de trouver un hôtel où passer ces quelques jours. C'est là que tout a dérapé. L'hôtel qui n'a rien précisé sur son annonce, possédait autant de défaut que l'appartement de mes parents en banlieue Séoulienne. Pas d'eau chaude, à peine tiède, une clim qui ne fonctionne pas, l'électricité qui saute par moment et les ampoules qui grésillent de temps à autre. Bref, que des ennuies, et aucun moyen de changer de chambre ou d'être remboursé. Heureusement que Toru était là pour m'héberger la nuit, sinon je n'aurai pas pu prendre de douche pour le lendemain et ce n'est pas agréable d'arriver sale devant un jury. La nuit a été plus ou moins calme et reposante, et au petit matin, Toru n'était pas là. Faut dire que j'ai dormi comme une masse, me réveillant trop tard pour le croiser avant qu'il n'aille à l'agence travailler. Quant à moi, j'ai ma matinée de libre avant mon audition de l'après-midi, où je retrouverai Toru sur place. Du coup, autant en profiter pour se promener et se remémorer certains souvenirs. En sortant, mes jambes m'ont menés sur un chemin que je connais bien pour l'avoir emprunté à de nombreuses reprises... Celui de l'école. Le point de départ n'était pas le même, mais suffit de croiser un repère quelconque pour s'y aventurer. Remontant mes lunettes sur mon nez, je m'arrête devant les grilles de l'école et relève ma tête vers les bâtiments. Rien n'a changé depuis la dernière fois. Nous sommes en Juin, il fait pas encore très chaud, juste ce qu'il faut pour ne pas finir en glace sous le soleil. Une sonnerie retentit à l'intérieur de l'enceinte, sûrement une pause pour le repas de midi. Sans m'en rendre compte, j'ai beaucoup trop traîné jusqu'à l'heure du repas. Les élèves s'échappant peu à peu de la cour pour filer manger en ville, tandis que d'autres restent à l'intérieur. Quant à moi, je profite du remue-ménage pour m'infiltrer entre les grilles, m'aventurant parmi les étudiants.

UNIFORME • Il me suffit de jeter un coup d'oeil à mon stylo pour me rendre compte à quel point je gratte du papier en ce moment. Jamais je ne me suis autant consacrée aux études que depuis ces dernières semaines. Je fais tous les exercices demandés, remplis des pages de cahiers complémentaires et prends même tout ce que raconte le prof en notes. Une véritable bête de travail. Je compte bien me hisser à une moyenne plus qu'acceptable au prochain examen. Si je peux arriver dans les vingt premiers, je serais satisfaite. Mais pourquoi est-ce que je travaille autant alors qu'avant, je passais mes heures allongée sur mon bureau, à écouter le temps passer ? Tout simplement parce que ma mère m'a trouvé une opportunité d'étudier pendant un an aux USA. J'irai dans un lycée spécialisé dans la gymnastique très réputé. Ainsi mes notes s'amélioreront et mes compétences aussi. Je reviendrais pour ma première année d'université à la Royal, je pense. En espérant que je sois membre de l'équipe nationale à ce moment-là.

Mais du coup, je travaille dur pour ne pas avoir à trop me concentrer sur mes notes plus tard, pour pouvoir ainsi m'investir à fond dans la gymnastique. D'ailleurs, je pars en plein milieu de notre année scolaire alors ça me fait un peu bizarre. Mes amis vont me manquer, surtout Eden. C'est pour ça que je compte lui avouer mon amour avant de partir. J'hésite entre une lettre ou en face à face mais je ne sais pas si j'aurai le courage de lui dire. Pourquoi n'existe-t-il pas de manuel en relations amoureuses ? Je soupire en jetant un œil par la fenêtre avant de retourner au cours. Le prof est en train d'expliquer son dernier calcul au tableau, même si je le comprends déjà, je ferais mieux d'être attentive.


Enfin la cloche sonne, signalant l'heure du repas et de la liberté. Je m'étire longuement avant d'attraper mon bento dans mon sac pour aller le dévorer quelque part dans l'herbe de notre école. Même si j'ai des amis, je ne mange pas tout le temps avec eux. Par exemple, Eden, je ne peux pas faire ça avec lui. Ses groupies finiraient par me tailler en pièces même si elles savent que nous sommes amis. Quand aux autres, ils sont partit décompresser en ville, je suppose. Ah, le lycée n'est pas toujours facile de nos jours. Qui sait, peut-être qu'aux USA ce sera plus décontracté que les écoles asiatiques. Je soupire de nouveau et finis par sortir du bâtiment réservé aux lycéens. Pour manger, aujourd'hui, j'ai décidé d'aller du côté de mes sempais. Non pas que j'ai l'envie particulière d'en voir un, juste ils ont des coins plus sympathiques que part chez nous. Sur le chemin, je salue mes seniors avec un grand sourire, cherchant toujours un petit coin de paradis. Soudain, mon regard s'arrête sur une personne en particulier. Ce visage me dit quelque chose. Et puis ces lunettes aussi. Oh ! C'est Peter !

► Hey ! Peter-oppa !

J'accoure vers lui avec un grand sourire avant de l'enlacer sans prévenir. Ce câlin est bref et incongru mais j'avais envie de le faire. Je ne sais pas pourquoi il est au Japon actuellement mais je dois avouer qu'il m'a manqué. Peut-être que notre rencontre à Séoul m'a marqué plus que je ne le pensais, notre amitié aussi.

► Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu as mangé ?

En Corée, je lui ai payé un repas. Il me semble qu'on s'était promit de faire l'inverse la prochaine fois mais je ne sais pas si je peux accepter. Après tout, le yen est bien plus élevé que le won alors il doit être encore plus pauvre actuellement. Au pire, j'ai toujours mon bento, j'en ai largement trop pour une personne et il pourra goûter la cuisine que je fais. Même si je reste tout sauf un chef étoilé.

C'est bizarre de revenir devant cette école, celle qui m'a accueilli quelques mois plus tôt, avant que la vérité n'éclate et que le monde entier sache pour la mort d'Emrys. Depuis cette histoire, j'ai dû repartir chez moi à Séoul et me faire tout petit, pour le bien de tous. Sauf qu'avec la rencontre de Toru dans ma ville natale, ses encouragements et son cadeau, je n'ai pas réussi à tourner une nouvelle fois le dos à la musique. Il m'a poussé à continuer, à avancer, à faire mon propre chemin en oubliant le passé. Du moins, c'est ce que j'ai compris à travers ses actes et ses paroles. Je n'avais pas prévu en répétant dans un parc qu'un type m'aborde et me propose de faire des auditions. Et plutôt que débuter en Corée du sud, là où il m'a trouvé, il m'a fait venir à Tokyo pour auditionner dans des grosses agences de la ville. Je suis content, malgré mes appréhensions, je suis fier que mes « talents » aient conquis quelqu'un.

Mon audition à Angel n'est que cette après-midi, me permettant ainsi de traîner avant l'heure fatidique. Je ne suis pas stressé, et comme le pense Toru, je suis même plutôt confiant. Si Angel ne veut pas de moi, ce sera uniquement parce que je ne conviens pas à leurs attentes. Pour ce matin, j'ai laissé ma guitare chez mon cadet, me disant qu'il serait difficile de me déplacer avec. Surtout à Royal, là où j'ai connu le plus de personne sous le nom d'Emrys. D'ailleurs, je ne m'attendais pas à voir Akio débarquer et m'interpeller. Instinctivement je m'arrête et détourne mon attention sur elle, étonné. « Akio-chan ! » Fis-je, celle-ci se rapprochant de moi tandis que je ne bouge pas de ma place. Si j'ai été surpris de la voir, je le suis davantage quand elle m'enlace. C'est râre que l'on me fasse des câlins, même après des mois ou des années sans se voir.

« Tu as l'air d'aller bien ? » Simple constatation. « Faut croire que cette école me manquait. Non, pas encore, et toi ? » Demandais-je, même si j'ai remarqué la boîte en sa possession. Un bento ? Je souris, ramenant mes yeux vers son visage. « Si tu n'as pas encore mangé, laisse-moi  t'inviter quelque part. » Pour une fois que j'ai un peu d'argent sur moi, faudrait pas perdre cette occasion. « J'ai du temps devant moi. » Précisais-je, si jamais elle s'interroge.

UNIFORME • ► Tu as l’air d’aller bien ?

Le grand sourire aux lèvres, je hoche vivement la tête. Bien évidemment que je vais bien, comment cela pourrait-il être autrement alors que je suis en pause manger, que nous sommes l’été et que je viens de retrouver un ami que je n’avais pas vu depuis longtemps. D’ailleurs, on dirait que je l’ai surpris avec mon câlin. C’est vrai que c’était inattendu, même moi, ça m’a surpris. Cependant, je ne le regrette pas. On ne sait jamais, après tout, je pars aux USA dans peu de temps alors il se peut que je ne le revois pas avant une éternité. Et c’est une chance pour nous qu’il soit au Japon maintenant et pas dans deux mois. Du coup, autant en profiter au maximum !

► Faut croire que cette école me manquait. Non, pas encore, et toi ?

Je lui souris et ris légèrement. Je veux bien le comprendre lorsqu’il me dit que la Royal lui manque. Après tout, moi aussi elle le fera. Et puis lui y est allé sous l’apparence d’Emrys alors ça doit lui rappeler encore plus de souvenirs. Et pas que des bons.

► Si tu n’as pas encore mangé, laisse moi t’inviter quelque part. J’ai du temps devant moi.

Esquissant une petite moue, je me penche en avant puis hoche la tête affirmativement.

► Hm, d’accord. Mais tu es sûr que ça ira de m’inviter ?

Je range mon bento dans mon sac avant de hausser les épaules et de lui attraper le bras.

► D’ailleurs, il va falloir que tu me dises pourquoi tu es là. Tu as repris la musique ? Le Japon te manquait ?

À dire vrai, je ne sais pas si il a repris la musique. Si ça se trouve il est en tournée secrète et ça, ce serait génial. On est un peu pareil lui et moi, on a tous les deux arrêtés ce que l’on aimait faire. Pour autant, moi j’ai réussi à recommencer alors j’espère que lui aussi, il pourra. Le sourire aux lèvres, je l’entraîne vers la sortie de l’établissement. Je doute qu’il veuille me faire manger à la cafétéria ou alors c’est qu’il a de très mauvais goûts.

► Tu m’emmènes où alors ? Ah et il va falloir que je te raconte pleiiins de trucs trop bien aussi !

Je suis toute excitée à l’idée de lui dévoiler mes projets. Je n’en ai parlé à personne encore, pas même à mes professeurs alors c’est comme un petit secret, encore une fois.

La première fois où je remets les pieds dans cette école privée, je tombe sur une vieille connaissance que j'ai rencontré ici, et revu à Séoul sous ma véritable identité. Je suis content de pouvoir la voir à nouveau, et pas en tant qu'Emrys. Cette école m'a manqué, mais ce qui me manque le plus, ce sont les gens que j'ai croisé ici. Une chance pour moi, Akio est libre durant sa pause déjeuné, me permettant de l'inviter à manger un morceau avec moi. ça fait un bail, elle ne peut me refuser ça. « Ne t'inquiète pas, ça me fait plaisir. » Puis qui sait quand est-ce que je pourrais la revoir et l'inviter une seconde fois, ou l'inviter tout simplement. Je préfère sauter sur l'occasion maintenant qu'elle se présente à moi, plutôt qu'attendre une prochaine fois qui risque de ne pas arriver de si tôt. à la voir ranger son bento, je me doute qu'elle est partante. Et quand elle m'attrape le bras, ça fini de me convaincre.

Pourquoi je suis là ? Le coin de mes lèvres s'étire lentement, incapable de tenir ma langue sur la raison de ma présence ici, à Tokyo. « J'ai rencontré un vieil ami à Séoul, il m'a convaincu de ne pas abandonner la musique. » Expliquais-je, pour lui faire comprendre qu'effectivement, j'ai bel et bien repris la musique. « Et le Japon me manquait beaucoup aussi. » Je ne peux pas le nier, cet endroit me plait. ça m'éloigne de mes racines, me fait sentir libre. Je comprends les gens qui ont besoin de s'éloigner de chez eux, de voir autre chose que l'endroit où ils ont grandi.

Akio me tire vers la sortie, là où je suis rentré deux secondes plus tôt. Je ne comptais pas l'inviter à la cafétéria, ça n'a jamais été mon kiffe, même en étant Emrys. Où je l'emmène ? Bonne question. J'ai eu le temps en chemin de voir quelques enseignes, mais j'ignore si elles valent le détour ou non. Qui ne tente rien n'a rien, le mieux ce serait de ne pas trop s'éloigner de l'école. « J'ai cru voir un petit resto' sympa pas très loin. » Un restaurant japonais, qui proposait un menu à volonté pour quelques yens seulement. Mon regard critique sur l'argent refait souvent surface... Payer moins pour manger plus. « J'ai hâte d'entendre tout ça. » Quant à moi, j'ai sûrement des choses à dire aussi, mais pas où commencer ?

Prenant la route par laquelle je suis venu précédemment, je retrouve facilement l'enseigne du buffet à volonté et l'indique à Akio. ça a l'air sympa comme endroit, pas très grand, mais trop petit non plus. Avec des tables à banquette et des lustres typiques du pays suspendu au-dessus de chaque table. « C'est ici. » Il n'y a pas foule, un autre point positif.

UNIFORME • Tandis que nous marchons vers le restaurant que Peter a trouvé tout à l'heure, je repasse en boucle ce qu'il m'a dit : il reprend la musique. Baek Peter, qui n'a pu exister que sous le nom de Yanagis Emrys, va enfin pouvoir entrer dans le monde des concerts sous sa véritable identité. Il va pouvoir être lui-même et se tenir sur scène en tant que musicien coréen. Même si techniquement ça n'a aucun lien avec moi, je suis très heureuse de cette annonce. Je l'ai déjà dit, Peter s'est greffé une petite place dans mon coeur assez rapidement. En fait, c'est le genre d'ami où l'on a vraiment l'impression qu'on se comprend. Beaucoup de mes proches n'ont jamais saisi pourquoi j'ai arrêté la gym si soudainement et je sais qu'ils ne comprendraient pas mieux si je leur disais la véritable raison : ma mère. Surtout que maintenant, elle me soutient, alors ça semblerait encore plus illogique.

Enfin bref, tout ça pour dire qu'on a beau avoir réellement fait connaissance ce jour-là à Séoul, il n'en reste pas moins que je le considère comme un bon ami. En vrai, c'est peut-être bête mais le fait que nous ne nous croisons pratiquement jamais fait que je lui ai confié bien plus de choses qu'à d'autres. Vous trouvez ça bizarre vous ? Sur le chemin, je lui parle de petites choses futiles telles que mon emploi du temps ou le contenu de mes cours. En gros, un truc pour meubler le bide en attendant d'être posés pour tout dévoiler.

► C'est ici.

Le sourire aux lèvres, je rentre dans le restaurant et salue poliment les gens présents. Puis je nous choisis une table pour y prendre place. Une fois installée, je feuillette la carte avant de la tendre à mon ami. Je sais déjà que je prendrais des ramens au poulet de toute manière, j'adore ça.

► Maintenant qu'on est installé, je ne sais plus par quoi commencer... C'est un peu idiot.

Je ris légèrement avant de passer une main dans mes cheveux. Peut-être que je ferais mieux d'aller à l'essentiel, ça serait plus simple.

► Bon, allez, je te dis le plus important... J'ai parlé à ma mère de ma reprise de la gym et... Elle m'a trouvé un lycée aux États-Unis spécialisé pour ça. Je pars pendant les vacances d'été pour un an là-bas.

Mon sourire doit aller d'une oreille à l'autre tellement il est immense. Je suis si heureuse de partir, même si je dois quitter la Royal et mes amis. De toute manière, je les reverrais dans un an et puis, qui sait, je serais peut-être membre de l'équipe nationale à ce moment là. En tout cas, j'ai hâte d'y être, faire de la gym tous les jours et être entourée que de gens avec la même passion c'est le rêve.

► Tu trouves pas ça génial toi ? On va tous les deux faire ce qui nous plaît vraiment ! Et toi du coup ? Tu as décidé de débuter au Japon ? Tu as trouvé un producteur ? Comment ça se passe ?

Je me suis jamais réellement penchée sur comment le monde de la musique fonctionne alors je ne sais pas du tout ce qu'il doit faire pour être de nouveau la star qu'il était en étant Emrys.

Après la dernière fois à Séoul, je n'aurai jamais cru revoir Akio de si tôt. à dire vrai, je n'ai même pas songé une seconde à revenir à Tokyo. C'est cet homme qui m'a repéré dans la rue qui m'a proposé de venir tenter ma chance ici. Peut-être parce que je parlais bien Japonais ? Et même si la raison est autre, au final je m'en fichais et j'ai suivi mon envie. Du coup, je me retrouve à flâner devant mon ancien école et tombe par hasard sur une vieille amie. Revoir Akio me fait tellement plaisir ! Puis j'avais promis de l'inviter à manger pour la prochaine fois. Or, ne sachant si je la verrais encore une fois après cette rencontre, je préfère m'en tenir à ce seul jour comme si c'était le dernier. Comme on dit, ne pas remettre à demain ce que l'on peut faire le jour même.

La conversation est bateau, nous parlons de chose plutôt banal, même si j'ai avoué pour ma reprise de la musique. Je pense qu'à mes yeux ce n'est pas un secret à garder uniquement pour moi. Akio qui m'a soutenu par le passé mérite d'apprendre la vérité. Je ne suis pas là en vacance, mais pour des auditions. Le restaurant n'est pas très loin de l'école, suffit de marcher un peu et l'enseigne s'affiche déjà fièrement devant nous. Je l'ai vu en passant devant tout à l'heure, jetant un coup d'oeil rapide à la porte ouverte ou au menu présenté à l'entrée. ça me semblait correct, et maintenant que je suis là, ça me parait même idéal.

Installé à une table, je prends mon temps pour observer la carte des menues et me choisir un truc. J'ai déjà mangé des ramens chez Toru, même si c'était des nouilles instantanées. Du coup, mon choix se porte sur de la viande et du riz, plus basique encore. Relevant mon attention sur Akio, j'en délaisse la carte pour la regarder et attendre la suite. Je m'attendais à tout, vraiment à tout, mais pas à ce qu'elle parte au état-unis pour étudier. « Wouah ! C'est fantastique ! Tu as l'air contente. » Pour appuyer ma dernière phrase, je pose un index de chaque côté de mes lèvres et tire doucement vers mes oreilles, imitant son sourire. Elle n'a même pas besoin de confirmer avec des mots.

Ce qu'elle m'annonce est vraiment une bonne nouvelle. Je n'aurai pas imaginé une seconde que tant de chose se passerait en l'espace de quelques mois. « Je suis fière de toi, Akio. » Dis-je en me redressant pour venir fourrager dans ses cheveux, comme un grand frère. « Je ne sais pas encore, et non. J'ai été repéré en m'entraînant dans un parc, et maintenant je dois passer des auditions dans des agences. » Pour avoir un producteur, faut d'abord faire ses preuves. ça me change du rôle d'Emrys où tout m'était déjà offert sur un plateau d'argent.

Le temps de discuter, une serveuse se pointe avec son bloc-note et son stylo, nous questionnant sur nos choix. Je laisse Akio commander en premier, puis c'est mon tour. J'en profite pour demander de l'eau et elle ramène un bol de salé à grignoter en attendant nos plats. « Tu pars seule là-bas ? » Demandais-je en picorant dans le bol à biscuit.

UNIFORME • ► Je suis fière de toi, Akio.

Entendre ces mots étire mon sourire de nouveau – je ne savais pas même pas que c’était possible – et je passe une main dans mes cheveux, légèrement gênée qu’il les ai touché. Je n’ai jamais eu de grand frère ou un substitut qui puisse veiller sur moi et me dire qu’il est fier. À dire vrai, je n’ai que rarement entendu de la part des adultes que je faisais leur fierté. Ma grand-mère a dû bien me le dire une fois ou deux mais c’est tout, alors ça me rend heureuse que cela vienne de Peter.

► Je ne sais pas encore, et non. J'ai été repéré en m'entraînant dans un parc, et maintenant je dois passer des auditions dans des agences.

J’esquisse une petite moue en hochant doucement la tête. Ainsi, sa carrière n’est pas encore officielle. Mais bon, je ne me fais pas trop de soucis, après tout, il a été repéré dans un parc et connaît déjà ce monde là. Passer ces auditions sera un jeu d’enfant pour lui, je le sais bien. Je lui présente mon poing levé accompagné d’un fighting tandis qu’un serveuse vient prendre notre commande. Je lui passe la mienne en demandant un verre d’eau et laisse Peter passer la sienne. On nous laisse un petit bol de biscuits salés à grignoter en attendant et je me décide à un prendre un quand mon ami me pose une question.

► Tu pars seule là-bas ?

Ah. Finalement, je vais peut-être lui dire la dernière chose que je voulais lui dévoiler. Ça va pas être facile parce que j’ai quand même un peu peur de sa réaction mais bon. Je suppose qu’il ne va pas me rejeter pour une simple histoire de travestissement que j’ai arrêté en plus.

► Hum… En théorie non mais à dire vrai, je vais bien y aller toute seule…

Je tousse un peu pour éclaircir ma gorge avant de me concentrer sur l’observation de mes genoux. Tiens, je n’avais jamais remarqué ce bleu avant, j’ai dû me le faire en me cognant quelque part.

► Si tu demandes aux élèves de la Royal, tout le monde te dira que j’ai un petit frère – Hikaru – qui me ressemble beaucoup… Mais personne ne l’a déjà croisé avec moi, nous ne rentrons jamais ensemble.

Allez Akio, tu peux le faire, courage. J’essaie de m’encourager à finir ma révélation. M’arrêter là ne servira à rien. Je passe une main dans mes cheveux en poussant un grand soupir.

► La vérité c’est que j’ai une apparence assez androgyne et je trouve ça plutôt amusant de se travestir. Un jour je suis Akio, l’autre Hikaru, le petit frère. Ça fait quelques semaines que je ne l’ai pas été et je compte bien l’emmener avec moi aux USA pour l’y laisser.

Je relève la tête vers Peter en attendant sa réaction. Que va-t-il faire ? Me regarder comme si j’étais un phénomène de foire ayant des problèmes d’identité sexuelle ou simplement comme son amie un peu spéciale ? Je suis curieuse et en même temps, un peu apeurée.

Depuis que j'ai su pour mes auditions ou même depuis que j'ai rencontré cet homme dans ce parc un jour où je jouais de la guitare, je n'ai jamais parlé de tout ça à quelqu'un d'autre que Toru. Mes parents le savent, mais ils n'ont jamais su pour Emrys et cette histoire folle. Du coup, en dehors de Toru, j'en ai discuté honnêtement qu'avec Akio. Nous partageons des conversations sur nos « rêves », nos promesses d'avenir, ce genre de truc qu'on ne dit pas à tout le monde non plus. Elle va bientôt rejoindre une école étrangère, loin de Tokyo et je suis fier pour elle. Je m'interroge, sur son départ surtout. Sans savoir quand est-ce qu'il saura, mais ce ne sont que des détails. Je ne suis pas sûr d'être encore dans cette ville quand elle partira, ni si je la reverrais avant ou après, ou d'ici l'année prochaine ou quand elle reviendra.

Ma question semble faire hésiter la jeune fille, mais je ne sais pourquoi elle s'en fait autant. Qu'est-ce qui pourrait être si terrible ? Après tout, elle sait que j'ai piqué la place d'un mort... Est-ce pire que son doute ? En théorie ? ça commence bien, pensais-je en observant la demoiselle. Oui ou non ? j'hausse un sourcil, ne sachant quoi demander d'abord. Peut-être qu'elle devait y aller avec quelqu'un mais qu'au final la personne lui a posé un lapin. Voilà qu'elle se met à fuir mon regard, ce qui ne serait pas anormal à voir comment je la fixe en silence, attendant une révélation quelconque. « Un petit frère ? » C'est cool d'avoir des frères et des soeurs, j'en ai jamais eu, donc ça me donne toujours envie. Pourtant, je devrais l'écouter jusqu'au bout. Toru a une petite soeur, mon ex-copine qui n'était pas vraiment ma copine, ni ma fiancée d'ailleurs. Enfin bref, j'attends toujours qu'elle éclaire ma chandelle.

Là, elle m'a perdu. Totalement perdu. La seconde d'avant je tentais de visualiser la tête de ce Hikaru par rapport à celle de Akio, puis elle me parle de travestisme. Bon, ça ne me dérange pas qu'elle s'habille en homme et se fasse passer pour tel ... Mais je n'ai pas compris pour son frère. « Tu prends la place de ton frère, c'est ça ? Il est à Royal ou dans une autre école ? » Y a juste un détail qui m'échappe, le fait que son frère n'existe pas. Comme elle l'a expliqué, j'ai plutôt l'impression qu'il est vraiment de ce monde et que Akio s'amuse à prendre sa place de temps en temps. Ce que je n'ai pas compris, c'est qu'elle l'a inventé de toute pièce. « Je crois qu'un truc m'échappe... Tu as vraiment un frère ? » Je n'ai pas donné l'impression d'être choqué ou révulsé par son aveux, ni même dégoûté. Juste paumé, loin de comprendre ce qu'elle me raconte.

UNIFORME •Face à Peter j’ai peur, peur de sa réaction, de ce qu’il va en penser. Après tout je reste une demoiselle qui s’est inventé un frère pour pouvoir se travestir en toute liberté. Un frère qui m’a permis d’approcher mon crush plus facilement. Un frère qui a déjà reçu des lettres d’amour de filles parfaitement hétéros. Ah Akio, pourquoi as-tu fait ça ? Je me mors légèrement le coin de la lèvre en regrettant mille fois mon choix de lui avoir dit. On aurait très bien pu vivre tout les deux sans qu’il ne sache la vérité. Pourquoi me suis-je dit qu’il le fallait ? Parce que je sais pour lui et Emrys ? Parce qu’il est au courant pour la gym ? Ça n’a pourtant aucun rapport. Ah mais quelle idiote je suis !

►  Tu prends la place de ton frère, c’est ça ? Il est à la Royal ou dans une autre école ?

Le sourcil arqué, je le dévisage avec incompréhension. Quoi ? Pourquoi Hikaru serait dans une autre école alors qu’il est moi ? Il n’a rien compris ou bien.

► Je crois qu’un truc m’échappe… Tu as vraiment un frère ?

Je plisse les lèvres pour me retenir de rire. Le pauvre n’a vraiment rien compris de tout ce que je lui ai raconté. Je secoue la tête en souriant puis me penche vers lui, l’air tout à fait sérieux.

► Oppa… Je suis fille unique, Hikaru n’est qu’une personne inventée pour protéger mon identité.

Haussant les épaules je me remets droite sur  ma chaise en souriant.

► J’avais pas trop le choix je t’avoue. Je ne voulais pas que les autres sachent alors il m’a fallu l’inventer.

Si j’avais révélé ce jour à Eden que j’étais Akio, jamais nous ne serions devenus amis. Qui pourrait le devenir avec une fille qui se fait passer pour un mec en allant faire semblant d’uriner dans les toilettes des hommes ? À un moment, il fallait bien que je sauve ma vie sociale – à défaut d’avoir réussi l’amoureuse.

► Ah voilà, je t’ai livré mon dernier secret… Garde le bien pour toi, hein ?

Je lui adresse un petit clin d’œil en espérant le faire sourire. Je ne veux pas pourrir l’atmosphère entre nous à cause d’une histoire de travestissement. Ce serait triste et débile.    

Akio m'avoue un secret vraiment secret, une chose qu'elle ne peut dévoiler à personne, et moi, je comprends tout de travers. Je n'ai pas saisi le sens de ses paroles, comme si elle me parlait vraiment d'un frère jumeau et qu'elle échangeait sa place avec la sienne. Sont-ils dans la même école ? Être frère et soeur ne veut pas dire qu'ils doivent se coller toute la journée. Du coup, je suis perdu dans son aveux. Après tout, j'ai moi-même pris la place de quelqu'un, mais cette personne a vraiment existé et les gens pensaient encore à elle alors qu'elle n'était plus de ce monde et que personne ne connaissait mon existence. Or là, il ne me semble pas y avoir réellement de frère jumeau. D'où ma question, savoir s'il y a vraiment un frère. Akio paraît se retenir de rire, avant d'arborer une expression plus sérieuse.

Fille unique ? J'aurai encore plus bugé si elle n'avait pas ajouté que ce Hikaru était une personne inventée, tout droit sortie de son imagination. Je hoche doucement ma tête, faisant de l'ordre à l'intérieur de mon crâne. Donc, Akio a inventé Hikaru et se fait passer pour lui... « Mais pourquoi ? » Pour quelle raison a-t-elle crée ce personnage fictif ? « Qu'est-ce qu'ils ne devaient pas savoir ? » Ce serait bien que je sache toute l'histoire, parce qu'elle ne me donne qu'un morceau et ce n'est pas évident de tout comprendre avec seulement un petit bout.

Je pourrais parfaitement comprendre sa situation, ce n'était pas toujours facile de jouer le petit copain dévouée de sa chérie, alors qu'elle n'était même pas ma fiancée. J'ai joué le jeu avec Kaori, à son insu. Quand elle a su la vérité, c'est son frère qui l'a ramassé à la petite cuillère, tandis qu'il m'était interdit de la voir. Aujourd'hui encore, je ne peux pas la rencontrer, ni lui avouer clairement ce que je ressens. Des excuses, principalement. Alors ouais, je pourrais comprendre pour ce Eden. « Je l'emporterai dans la tombe. » Promettais-je, la main sur le coeur. « Mais nous ne sommes pas si différent, même si Emrys a vraiment existé. » Je souris, nullement dérouté par son histoire. Si je n'avais pas vécu un truc aussi fou, peut-être que je la prendrais pour une tarée ou quoi, mais ce n'est pas le cas.

Le petit bol de biscuit se vide à une allure folle avec moi, picorant tel un moineau. Nos commandes ne devraient pas tarder, mon ventre le sent. Il se réveille à la bonne odeur qui flotte dans l'air. « Tu pars quand ? » Demandais-je, buvant mon verre d'eau que la serveuse nous a laissé, avec une bouteille.

UNIFORME • Si je n’arrive pas à devenir l’athlète que je veux être, je me tournerai sûrement vers la psychologie. C’est si intéressant d’étudier à quel point nous, êtres humains, sommes si dominés par nos émotions et le regard de l’autre. Actuellement, je suis en train de stresser en l’attente de la réaction de Peter, mon ami. J’ai confiance en lui mais pourtant j’ai peur que ce ne soit pas son cas. J’ai peur qu’il décide de partir en me traitant de déranger. C’est un peu idiot, non ?

► Je l'emporterai dans la tombe.

Avec un sourire, je relâche tout l’air que j’avais contenu sans m’en rendre compte. Finalement, Peter reste Peter, l’ami qui me comprend alors que cela ne fait pas très longtemps que l’on se connaît. Je suis tellement rassurée.

►Mais nous ne sommes pas si différent, même si Emrys a vraiment existé.

Il a raison. Nous avons tous les deux joués un rôle, emprunter la vie et la personnalité d’un autre. En prenant leur place, en nous liant aux autres sous leur nom, nous avons un peu trompé le monde. Mais qui le sait, à part nous ? C’est notre secret et c’est fini de toute manière.

► Oui, tu as raison. Merci en tout cas, de garder ça pour toi.

J’attrape un petit salé en souriant et jette un coup d’œil autour de nous. Nos commandes ne devraient pas tarder, du moins, je l’espère. C’est que je commence à avoir faim à vrai dire.

► Tu pars quand ?

Ramenant mon attention à lui, je marque un temps d’hésitation. Je ne me rappelle plus trop quel jour c’est. À dire vrai, je suis tellement impatiente de faire de la gym que j’en oublie vite la date de mon départ. Je me vois déjà là bas, à pirouetter sur une poutre ou des barres asymétriques.

► Oh, attends, je regarde sur mon téléphone… Hm… Le 17 juillet ! Je pars à ce moment là. Tout le monde sera en vacances.

Je lui adresse un sourire tandis que nos commandes sont servies. Que ça a l’air bon. Avec un sourire satisfait, je joins mes mains devant moi en regardant mes ramens avec envie.

► Itadakimasu !