Il y a huit mois que j’ai revu Hikari. Huit mois que j’ai mis Yun Hua enceinte parce que je ne suis qu’un alcoolique incapable de gérer sa vie en adulte responsable. Huit mois que je me demande si j’ai pris les bonnes décisions concernant ma vie. J’ai l’impression que ça fait bien plus de temps, mais tout évolue si vite que j’ai un peu de mal à réaliser la vitesse à laquelle les mois s’écoulent. Nous sommes mi-décembre et, dans un mois, Yun Hua accouchera d’un enfant qui possédera nos gênes, sans que je sois capable de prendre une décision au sujet de ce bébé. Sans que je sache ce que j’en pense exactement.

Pour l’heure, j’ai décidé de profiter de la période de Noël afin de sortir un peu en ville, à l’occasion du marché de Noël installé à Shibuya. J’ai proposé à Yun Hua d’y aller, comme je trouve l’idée plutôt bonne et qu’elle doit avoir besoin de prendre un peu l’air au lieu de rester enfermée dans mon appartement qui, il faut l’admettre, est plutôt petit lorsque l’on y vit à deux. Son séjour ne cesse de se rallonger, à un point que je me demande si sa mère ne le fait pas exprès, à toujours esquiver la conversation pour ne pas avoir à s’expliquer.

Avant de partir, j’ai mis un moment à débarrasser la voiture du peu de givre qui s’est installé sur son pare-brise, comme je ne l’ai plus utilisée depuis quelques jours, avant de prendre place au volant. Une fois que j’ai trouvé une place où garer le véhicule, je range coupe le contact et range les clés dans la poche de mon long manteau noir, comme le verrouillage se fait automatiquement, et je resserre un peu l’écharpe anthracite que j’ai mise avant de partir, souriant un peu à Yun Hua.

« Allez, on va affronter le froid. » Sans attendre, j’ouvre la porte et quitte le véhicule, espérant qu’elle ne tarde pas.

Étrange. Cette période est étrange. Peut-être est-ce moi, tout simplement. Je n’en sais rien. Je devrais peut-être éviter de me prendre la tête, pour une fois, et profiter un peu de l’ambiance du marché de Noël dont on peut voir les lumières de là où nous nous trouvons. Il va falloir marcher un peu, mais ce n’est pas la mer à boire, du moins pour moi. J’imagine que Yun Hua est encore capable de ça, même si elle a l’air plus fatiguée ces derniers temps.

Tenue ♔ C’est étrange comme on peut considérablement se métamorphoser d’une période à l’autre de l’année sans raison particulière. Enfin, sans raison, c’est une façon de parler, car il apparaît commun à beaucoup de monde d’être un peu plus heureux en ce mois de décembre, à la simple pensée que les fêtes arrivent à grand pas. Noël a toujours eu un effet canalisateur et apaisant chez moi, c’est bien la seule période de l’année qui a le don de faire voler mes idées noires et de les envoyer dans les abysses du néant, en leur claquant purement et simplement la porte, au moins jusqu’au mois de janvier. Non, ma situation ne s’est pas améliorée même si mon état de santé est devenu stable, je suis toujours condamnée à demeurer chez Ryû à cause de l’inconscience de ma mère qui fait la sourde oreille et je ne sais toujours pas de quel côté balance ma décision finale quant au bébé, mais je suis de bonne humeur. Si si, d’excellente humeur, c’en est presque effrayant. J’ai le sourire aux lèvres en quasi permanence, si bien qu’on peut se demander si mon visage n’est pas bloqué et j’ai développé la fâcheuse manie de sautiller dans l’appartement au lieu de me déplacer avec lassitude comme je le faisais d’ordinaire. A se demander comment Ryû n’en est pas encore venu à la conclusion que je suis devenue folle ou que je suis tombée malade.

Au lieu de cela, il m’a fait la plus belle proposition qui soit en cette période hivernale, et non, il ne s’agit pas de faire en sorte que mon père fasse faillite ni de m’offrir une maison. Mais quand même. Aller au marché de Noël. Une idée que je n’aurais même pas osé caresser des yeux en de telles circonstances, pour la simple et bonne raison que je me vois mal tailler jusque Shibuya pour ensuite arpenter les rues du marché toute seule, les bras chargés de paquets. Car oui, il ne faut pas se leurrer, je suis faible et je fonds aisément devant toutes les petites fantaisies mises à dispositions devant mes prunelles en adoration. Il faut savoir que je n’ai jamais fait un marché de Noël en rentrant les mains vides, ne serait-ce que pour trouver un petit objet pour ma mère, même si en l’occurrence elle est loin de le mériter. Que voulez-vous, ma générosité n’a pas de limites devant de si jolies choses.

Ma joie est telle que j’en suis même venue à mettre cet affreux manteau rose fuchsia que ma mère m’a ramené avec le reste de mes affaires, car oui elle a tout de même trouvé suffisamment de temps pour m’approvisionner en vêtements chauds pour l’hiver. Avant de disparaître telle une voleuse. Je crois que c’est la première fois que je le porte, ayant jusque-là préféré le laisser traîner ici et là dans l’appartement sans grande conviction. Dingue comme la magie de Noël peut s’avérer puissante. Je sors donc de la voiture, aussi excitée qu’une petite fille que ses parents emmènent pour la première fois au marché festif.

« Même une tempête de neige ne saurait pas m’arrêter !, je clame fièrement, n’ayant aucune peine à suivre les pas du brun, malgré mon état actuel. »

Soit, je ne peux pas vraiment courir à perdre haleine, mais croyez-moi, avec un engouement tel que le mien, marcher dans les quelques centimètres de neige est une partie de plaisir. Je contemple avec émerveillement les grands sapins illuminés, une des plus belles visions qu’il m’ait été donné de voir ces derniers temps. J’ai l’impression d’avoir atterri dans un monde parallèle. Il suffit de quelques pas dans l’allée qui se présente à nous pour que je tire soudainement la manche de Ryû, afin de lui signifier que j’ai vu quelque chose. Car oui, mon attention a déjà été accaparée par l’un des stands. L’objet de cet enthousiasme ? Un stand de bonnets. Quand je vous disais qu’il ne me faut pas grand-chose.

« Qu’est-ce que tu en penses ?, je demande après m’être emparée de l’un des articles et de l’avoir posé maladroitement sur mon crâne, non sans me décoiffer au passage. »

Est-ce bien utile de spécifier qu’il s’agit d’un bonnet Hello Kitty rose fuchsia ?

J’ai enfoncé une main dans l’autre poche de mon manteau tandis que je ris un peu des propos de Yun Hua. Quelques secondes plus tard, j’en sors mon briquet et le paquet de cigarette que j’ai acheté récemment mais qui est déjà sérieusement entamé. Bien que je fasse des efforts pour arrêter l’alcool, il n’en va pas de même pour la nicotine, j’ai même l’impression que ça va s’aggravant depuis quelques temps. J’ouvre le paquet pour tirer l’un des tubes blancs avant de le pincer entre mes lèvres, faisant barrière d’une main afin d’éviter que la légère brise qui s’est levée ne l’éteigne directement. En temps normal, je chercherais une zone fumeur, mais je crois que cet endroit n’est pas forcément réglementé à ce niveau ; de toute façon, j’en ai envie et je n’ai pas de temps à perdre.

Rapidement, j’aspire la fumée et en inhale une partie avant d’expirer le reste dans l’air froid, restant un peu en retrait pour ne pas risquer d’envoyer le tout sur la femme enceinte qui m’accompagne, et je laisse le bâtonnet se consumer doucement alors que je traîne un peu des pieds vers le marché de Noël qui, alors qu’il ne m’enthousiasme pas particulièrement, semble vraiment ravir Yun Hua.

Depuis quelques années, je passe Noël seul, sans avoir à me préoccuper de cadeaux, si ce n’est ceux de mes parents, et je n’ai pas pour habitude de sortir beaucoup à cette période. Ces derniers temps, cependant, je commence à considérer l’idée de passer Noël en compagnie de l’étudiante, cette année, comme son séjour semble s’allonger à mesure que passent les jours, et je me suis surpris à passer de moins en moins de temps sur l’ordinateur, si ce n’est pour préparer mes cours. Cela ne me ressemble pas vraiment, mais je pense que ce doit être lié à sa présence, même si les problèmes que j’ai eu au cours de l’année doivent, dans leur entièreté, avoir leur rôle à jouer dans l’histoire.

J’ai à peine le temps de me débarrasser d’un reste de cendres accrochées à ma cigarette que mes yeux se lèvent dans la direction que m’indique Yun Hua. Quand je vous disais : plus enthousiaste que moi. Un léger sourire point néanmoins sur mon visage quand je la vois arborer l’article.

« Ça va bien avec ta veste.  » Réponds-je, avant de reporter la clope à mes lèvres.

Plus de joie, Ryû, l’esprit de Noël. Oui, j’ai toujours été plus proche du Grinch que de Jack. Mais j’imagine que c’est plutôt normal lorsque l’on a l’habitude de passer les fêtes seul. Un peu de changement ne me fera pas de mal. Reste à savoir si elle n’a pas quelque chose de prévu pour l’occasion.

«  Tu penses l’acheter ? »

Si j’ai conscience de perdre toute crédibilité en tant que personne sensée et raisonnable et par la même occasion, toute once de fierté ? Evidemment, mais qui a dit qu’on allait au marché de Noël pour faire bonne figure devant les passants ? On peut songer que les bonnets Hello Kitty ne sont plus de mon âge, encore moins dans de telles circonstances, peu m’importe, c’est Noël, rien n’importe sinon la joie et la bonne humeur. Alors oui, c’est sans aucun doute que je me tourne vers mon accompagnant pour avoir son avis sur la question, non sans négliger toutefois qu’il pourrait me croire dépourvue de tout bon sens à cet instant précis. Il n’en est rien et je souris de plus belle quand Ryû me fournit son avis, quand bien même on est encore loin d’un maigre élan d’enthousiasme. Il ne paraît pas aussi emballé que moi par cet amas de chalets proposant des articles plus mignons les uns que les autres. Du moment qu’il ne vient pas contrecarrer ma bonne humeur, je ne me plains pas, je ne peux pas non plus l’obliger à rayonner de bonheur juste pour me faire plaisir. Même s’il serait peut-être adéquat de ne pas fumer trop longtemps dans un endroit où passent de nombreux enfants.

« Je ne sais pas, reconnais-je en m’observant méticuleusement dans le petit miroir mis à disposition, disons que ce serait une bonne occasion de me motiver à porter ce manteau plus souvent. Et un peu de fantaisie n’a jamais fait de mal à personne. »

D’autant que cela semble bien dérisoire selon moi en considérant les évènements récents. Je crois que m’observer me promener avec un bonnet fuchsia sera le cadet des soucis des étudiants quand ils me verront passer. Allez, je suis trop faible pour ne pas sauter sur l’occasion, d’autant que je n’ai pas de bonnet. Ce serait dommage d’attraper froid parce que je n’ai pas la tête bien couverte. J’informe donc le commerçant de mon intention et voilà qu’il m’annonce qu’il y a une promotion du type un acheté, un gratuit. Ce serait une bonne chose si j’avais repéré un autre bonnet, mais non, et je ne peux que prendre un air terriblement mal à l’aise quand il me dit qu’il a aussi des modèles pour petits enfants avec un bref regard sur mon ventre. Comment lui expliquer que ce ne sera pas nécessaire sans plomber l’ambiance ?

« Tu n’en veux pas un toi ?, je demande subitement au brun pour détourner le sujet de conversation. »

D’après mes souvenirs, je ne crois pas non plus qu’il ait un quelconque bonnet, même si je ne passe pas non plus mon temps à fouiller dans ses affaires. Sans attendre sa réponse, je prends un des couvre-chefs devant moi, un noir, et le lui pose en vitesse sur la tête, avant de le pousser devant le petit miroir. Après tout, c’est toujours utile un bonnet, non ?

En vérité, le marché de Noël m’intéresse bien peu et j’ai déjà envie de rentrer. J’ai proposé à Yun Hua de venir y faire un tour pour sortir un peu des quatre murs où elle doit avoir l’impression de passer sa vie, mais ça n’a pas forcément éveillé une motivation incroyable en moi. Je suis juste là, je l’accompagne, je m’assure que tout va bien, et maintenant je me retrouve même à endosser le rôle de conseiller en mode de saison. Honnêtement, j’ai connu des activités bien plus intéressantes. Pourtant, je sais que je ne dois pas jouer au rabat-joie, sans quoi les effets bénéfiques de la sortie seront totalement compromis.

«  Te motiver à porter ce manteau.   » Cela m’arrache un rire, à vrai dire. « T’as l’air d’une poupée Barbie avec.  »

Une poupée Barbie enceinte. Haha. En vérité, je me demande comment elle parvient à faire entrer son ventre à l’intérieur, mais j’imagine qu’elle avait simplement prévu le coup. Arrêter de penser à cet enfant, maintenant. C’est inutile et encombrant, ça risque juste de me faire dire n’importe quoi et de pourrir un peu plus mon humeur à l’arrivée des fêtes. Une mauvaise idée, très mauvaise idée. Il faudrait vraiment qu’on ait une conversation par rapport à ce bébé, je crois. On a encore du temps, normalement. De toute façon, ce n’est pas comme si j’avais vraiment l’intention de le garder avec moi, pas vrai ? Je serais incapable de m’en occuper. Reste que ça me fera bizarre lorsque tout ça sera terminé. On s’y habitue, l’air de rien.

La cigarette terminée, je la dépose à un endroit prévu à cet effet tandis que Yun Hua s’occupe de son bonnet et, quand à sa question, je lève mes yeux vers l’échoppe en un nouveau haussement d’épaule. Qu’est-ce qu’elle veut que j’en sache ? J’ai une tête à porter des bonnets ? Visiblement oui, puisque qu’il ne faut qu’un instant pour que je m’en retrouve coiffé. Je l’ajuste un peu tandis que j’observe mon reflet en silence. Hm.

« Je sais pas.  » Ça fait un peu rebelle, non ? « Allez, si tu veux. »

J’ai haussé les épaules, encore. Il faudrait vraiment que j’arrête, mais je crois que je n’arrive pas à me mettre dans l’ambiance malgré moi. Les lumières de Noël m’indiffèrent, le froid m’énerve, et j’ai tendance à m’enfoncer un peu dans mon écharpe à cause de ça, ce qui embue mes lunettes à un point exaspérant. Oui, je râle encore. Oui, je sais, c’est moi qui ai proposé de venir ici, pour la bonne cause. En plus il y a des gamins qui courent partout. La jungle. Un nouveau soupir et mes yeux semblent chercher quelque chose du regard.

« Ça sent la bouffe. »

Le moins que l’on puisse dire, c’est que mon acolyte ne déborde pas de joie, et ne semble pas vouloir faire preuve de bonne volonté pour ne serait-ce que feindre un sourire. A un point que j’en viens à me demander pourquoi il a proposé de venir ici en premier lieu, je veux dire, si c’est uniquement pour me sortir du cocon que je me suis créée chez lui, il y a des tas d’autres endroits où aller, Tokyo est loin d’être une petite ville où les choix sont restreints. Enfin bon, ce n’est pas parce que monsieur a décidé de jouer le rôle de Grincheux plutôt que celui de Joyeux que je vais me laisser abattre par son attitude blasée, il me faut plus que cela pour être dépitée. C’est donc en poussant un « Tsss » assez prononcé que je lui ôte le bonnet qu’il a accepté à moitié, préférant de toute évidence me laisser décider quant à l’usage de celui-ci. Il me remerciera quand il verra sa classe à moitié vide à cause du froid et que lui ne sera pas cloué au lit comme s’il était mourant.

Les bonnets payés, enfin l’un payé et l’autre offert, je m’empare du petit sachet que me tend le commerçant avec un sourire radieux, la réflexion de Ryû ne tombant toutefois en rien dans l’oreille du sourde. La bouffe. C’est le sujet qu’il ne faut pas ramener quand on se trouve en présence d’une femme enceinte qui a justement tendance à développer un appétit digne d’un athlète de haut niveau. Il me faut peu de temps pour identifier le stand d’où provient la délicieuse odeur et mes yeux se mettent à pétiller en apercevant un stand de pommes et autres fruits en tous genres, enrobés de chocolat. Une pomme entière enrobée de chocolat quoi.

« Suis-moi, je lance au brun, sans franchement lui laisser le choix, puisque je le tire par la manche pour m’assurer qu’il ne me lâche pas. »

Comment voulez-vous que je résiste ? En plus, il y a ces espèces de petits grains colorés éparpillés sur l’enrobage de chocolat qui scintillent devant mes yeux, comment suis-je supposée faire preuve de retenue ? J’indique donc à la dame du stand l’objet de ma convoitise, avant de me retourner vers Ryû, songeant qu’il n’a peut-être pas envie de me regarder manger ma friandise dans mon coin.

« Tu veux quelque chose ?, je demande, une sucrerie, ou même un verre de vin chaud. C’est pas une vanne hein, surtout le prends pas personnellement, j’ajoute en me rappelant de sa réflexion de la dernière fois, c’est juste que c’est délicieux et toute personne devrait en boire à un marché de Noël. »

Enfin, toute personne qui n’est pas enceinte bien entendu. Je me souviens encore du jour béni où ma mère avait finalement décidé que j’étais suffisamment grande pour pouvoir en boire. Et sans rire, ça réchauffe.

Je devrais faire un effort pour ne pas donner l’air d’être un condamné dans le couloir de la mort, mais je ne parviens pas à être aussi joyeux que j’aurais souhaité l’être. Ce n’est pas forcément volontaire, malheureusement, et je n’y peux rien si quelque chose me bloque, si mes pensées sont trop orientées vers toutes les choses qui ont foiré cette année. Il paraît que c’est normal d’avoir un regard rétrospectif vers la fin de l’année, que c’est une période propice à la nostalgie. Je ne dois pas être une exception à la règle, malheureusement, et je ne fais que songer à ces événements, néfastes ou non. Au moins, Yun Hua a l’air de s’amuser. C’est toujours ça de pris.

À peine ai-je le temps de faire un commentaire sur l’odeur qui flotte dans l’air ambiant que je me retrouve tiré à la suite de Yun Hua, jusqu’à un stand qui semble vendre de l’alimentaire, justement, mais dont les effluves ne sont pas tout à fait celles qui me parvenaient un peu plus tôt. Il y avait bien l’odeur du vin chaud, mais je ne m’attendais pas à autant de sucre. Enfin, je peux comprendre qu’elle en ait envie, remarquez. Toutes les couleurs qui s’étalent devant nos yeux sous des formes très diverses ont quelque chose de véritablement appétissant.

« Hm, du vin c’est bien. » Pas tout à fait, mais je fais suffisamment d’efforts ces temps-ci pour limiter ma consommation d’alcool, non ? « Tu sais, je suis déjà venu sur un marché de Noël. »

Ses propos m’amusent un peu, à vrai dire. Ce n’est pas comme si je n’étais jamais venu dans un tel endroit et que je ne connaissais pas les habitudes des gens. C’est tout simplement que je n’aime pas forcément cette ambiance et que, bien que je sois habitué à sortir en soirée ou à voir du monde, je n’apprécie pas forcément la foule dans ce genre d’événements. Une sociabilité sélective, si on veut.

J’annonce à la vendeuse que je prendrai un verre de vin chaud et devance Yun Hua pour le paiement de ce petit ravitaillement. Quelque part, je m’en voudrais un peu qu’elle paie tout à ma place. Vraiment. J’accueille le verre fumant quelques instants plus tard, et j’en respire l’arôme avec une certaine satisfaction avant de tendre le gobelet à la femme enceinte en souriant un peu.

« T’en veux une gorgée ? »

Franchement, je doute qu’une gorgée de vin soit vraiment un drame, si ? Ce n’est pas comme si je lui demandais de boire le verre entier puis, si je me rappelle bien, être enceinte ne l’a pas retenu de fumer, au début.

S’il y a bien une chose qu’on peut transgresser à l’approche de Noël, c’est bien toutes les bonnes résolutions diététiques qu’on aurait prises dans un moment d’égarement. En ce qui me concerne, ce n’est pas tellement le cas, même si les cochonneries sont proscrites de mon alimentation, mais la simple vue de cette merveilleuse pomme enrobée de chocolat suffit à me faire chanceler. Ce n’est pas comme si j’allais m’enfiler un cheeseburger deux fois trop grand pour mon estomac, loin de là, encore heureux que je puisse manger du chocolat de temps à autre, sans quoi, mes nerfs auraient lâché depuis longtemps. Ce qui ne m’empêche pas dans mon élan de gourmandise effréné de songer à Ryû et j’esquisse un air ravi de voir qu’il n’a pas mal pris ma proposition de vin chaud. La dernière fois que je me suis risquée à plaisanter sur l’alcool m’ayant valu une bouderie digne de ce nom, j’ai préféré prendre mes précautions cette fois. C’est également pourquoi je me passe de tout commentaire concernant son humeur morose, notamment sur le fait qu’on ne dirait pas tant qu’il est déjà venu à un marché de Noël vu la tête qu’il tire.

Non content de simplement accepter ma proposition, voilà qu’il se met en tête de régler l’achat des provisions à ma place. Plaît-il ? Je gonfle immédiatement les joues, sachant que ça ne vaut pas la peine de faire une scène au milieu des parents et des enfants, mais je ne supporte pas l’idée qu’on puisse payer à ma place. Alors que je suis spontanément prête à le faire pour les autres, logique. Mais je ne sais pas, ça m’insupporte, ce n’est pas parce que je suis enceinte que je suis ruinée, d’abord Astéria au café et maintenant lui pour ma sucrerie. Et encore, en ce qui concerne la jeune femme, c’était en signe de reconnaissance, or je doute que Ryû veuille me remercier de quoi que ce soit à cet instant précis.

« Yah, je l’interpelle une fois ma pomme enrobée en mains, tu n’étais pas obligé, je suis encore suffisamment grande pour régler mes achats. »

Mon ton n’est pas froid ni réprimandant, à vrai dire, je place même cette remarque sous le ton de la plaisanterie, mais je tiens tout de même à lui indiquer que cela ne me plaît pas vraiment. Il m’héberge déjà depuis beaucoup trop de semaines, à cause de ma mère décidée à demeurer aux abonnés absents, il n’est pas question qu’en plus il passe son temps à me payer des trucs, même si c’est considéré comme deux-trois bricoles. En revanche, l’offre d’une gorgée de son verre m’est bien plus agréable à l’esprit et oui, je me dis qu’à ce stade, quelques gouttes ne seront pas déterminantes pour l’état mental du bébé.

« Je veux bien. Ce serait dommage de passer à côté. »

Surtout pour une tradition à laquelle je n’ai jamais manqué depuis que j’y ai goûté. Je porte donc ledit verre à mes lèvres durant un bref instant, avant de le rendre à son propriétaire, afin de m’attaquer à ma fameuse pomme. Sans rire, c’est délicieux, je bénis l’individu qui a eu cette idée. D’où le fait que je retourne l’invitation au brun.

« Tu veux un bout ? Faut manger le chocolat avec la pomme, c’est meilleur. »

Non parce que sinon autant manger du chocolat tout court, ça ne sert à rien s’il mange le bout en dessous de la pomme entièrement composé du chocolat qui a coulé en-dessous du fruit. Mes yeux s’illuminent de nouveau, ayant repéré un nouveau stand à prendre en chasse.

« Après on va là-bas, j’annonce à mon compère, en pointant ledit chalet, il y a plein de décos de Noël, ça peut être bien pour décorer l’appartement, non ? »

J’aurais dû me reconvertir en lutin pour les fêtes, j’aurais été parfaite pour ravir les gens avec des guirlandes et des chocolats.

Au moins la perspective de boire quelque chose de chaud est plutôt agréable, je n’ai pas à m’en plaindre. En fait, techniquement, je ne devrais me plaindre de rien, mais c’est un peu comme me demander de devenir bleu et de porter une barbe rousse, vous voyez ? Inutile, en bref. Noël n’est plus ma tasse de thé depuis des années, maintenant que je fête principalement mes fêtes sur l’ordinateur au lieu de véritablement retrouver des gens et célébrer avec eux, et je crois que Yun Hua ne l’a pas bien compris. En même temps, il ne faut pas oublier que nous ne nous connaissons que très peu, à la base. Je me vois mal lui expliquer que toutes ces réjouissances ne m’intéressent pas.

« C’est pas une question d’être grande. » Dis-je en un froncement de sourcil. « Enfin, c’est rien. »

Blasé, vous dis-je. Ma motivation est incroyable et je n’ai même pas envie de me prendre la tête pour une incompréhension stupide. Pas le courage, à vrai dire. Ajouter de la tension dans notre situation n’est pas forcément nécessaire et je préfère largement lui proposer une gorgée de vin plutôt que continuer à argumenter sur le sujet de l’argent que je viens de dépenser pour nous. Qui, en plus, n’est pas une grande somme, dois-je le préciser ? Si je lui avais payé une bague en or massif sertie de diamant, j’aurais encore compris. Soit. Je lui donne un peu le verre pour qu’elle puisse en profiter elle aussi.

« Non merci, ça ira. J’ai pas trop faim. »

Et mes yeux se posent calmement sur l’endroit qu’elle m’indique et une grimace se dessine sur mon visage l’espace d’un instant. J’ai pas envie de foutre le bordel chez moi alors que ça ne sert à rien. Genre, qui le voit ? C’est pas comme si il y avait un jardin ou je ne sais quoi. C’est vraiment pas l’année pour me donner envie de montrer la joie, la bonne humeur, tout ça. Laissez tomber quoi.

« On n’a pas besoin de décorer l’appart. » Affirmé-je en écartant un peu l’écharpe de mes lèvres pour pouvoir prendre enfin une gorgée de la boisson chaude. « Je le fais jamais. »

Ça me fait un bien fou et me réchauffe un peu. Un véritable plaisir pour les papilles, à vrai dire. D’ailleurs, j’ai rapidement terminé ce verre qui me semble bien trop petit. Je ne vois pas pourquoi je devrais décorer, en plus Arisu risque de faire n’importe qui si on met un sapin à sa disposition. Un vrai terrain de jeu.

Pas besoin de décorer ? Comment ça « pas besoin de décorer » ? Toute phrase prononcée plus tôt par Ryû tombe dans un vide astronomique, je ne me focalise même plus sur sa réponse concernant le paiement du goûter improvisé, et je fais abstraction de son refus de goûter ma sucrerie, passant le reproche que j’avais préparé concernant ce verdict sous silence. Là, je tombe des nues, les bras m’en tomberaient presque et je crois que ce serait le cas si j’avais des paquets vraiment imposants en ma possession, mais bon, ce n’est pas vraiment un sachet avec des bonnets qui me permet d’avoir un élan d’affliction théâtral. Bien que mon expression elle-même suffise amplement à signifier combien je suis atterrée, à vrai dire, le simple fait de cligner plusieurs fois des yeux annonce clairement que je bugue. On peut ne pas être sensible à l’ambiance de Noël et ne pas vouloir fredonner des comptines convenues gaiement, je le conçois. Mais qu’on objecte à ma suggestion de décorer un peu son logement qu’on n’en a pas besoin et qu’il ne le fait jamais d’habitude, non, je suis désolée, triple non, ça ne passe pas. Il est hors de question que je passe Noël dans un appartement froid comme tout, niveau accessoires festifs.

« Il y a une première fois à tout, je reprends, une fois mes esprits revenus, en esquissant un sourire espiègle, tu ne m’empêcheras pas de mettre un peu de gaieté et d’esprit de Noël. Même si ce doit simplement être dans ma valise. »

Et voilà, verdict prononcé, me voilà partie comme une balle vers le stand desdites décorations, sans manquer de tirer la langue à mon interlocuteur au passage. Que j’attrape de nouveau par la manche pour le tirer, parce que oui, même si a priori ces accessoires sont condamnés à m’être uniquement destinés, il n’est pas question qu’il y échappe. Qui sait, peut-être qu’il finira par craquer à la vue de toutes ces petits bijoux rayonnants ? Me voilà donc occupée de désigner diverses guirlandes et boules au marchand, sans manquer les petits personnages qu’on peut également accrocher au sapin. Sauf que déjà, on n’a pas de sapin mais c’est pas grave, ces petits bonhommes tiennent debout, ça ira. En remarquant l’un d’eux ne pas vraiment adopter une expression radieuse, je le saisis et le place sous le nez de Ryû en guise d’exemple.

« Regarde, ils ont même pensé à en faire un à ton effigie, je lance avec sarcasme, enfin ils ont un peu loupé le nez, mais c’est un détail. »

Et hop, voilà le bonhomme en question rejoindre la sélection d’articles déjà choisie pour ma part, même si je suis loin d’en avoir fini.

Donc, si je comprends bien, je ne suis plus maître chez moi ? J’arque un sourcil aux propos de la demoiselle qui semble outrée de m’entendre dire que je n’ai pas l’intention de décorer l’appartement. On est quand même chez moi, jusqu’à preuve du contraire, et si j’ai décidé de ne pas mettre partout de petites lumières qui consomment de trop et des boules qui scintillent et que mon chat voudra briser dès que possible, c’est encore mon droit. Franchement, ça me choque. Enfin, j’imagine que c’est la vie, hein. Je me demande si toutes les femmes enceintes sont aussi pénibles. Je suis sûr que Mi n’aurait pas fait ça à sa place. Hikari aussi, sûrement. Enfin je crois. Et je me perds encore dans mes pensées. Trop d’ennuis, je vous dis, beaucoup trop.

Et le pire dans cette histoire est sans doute qu’elle me tire avec elle jusqu’à ce stade empli de décorations inutiles. J’aurais pas du lui proposer le marché de Noël. Ça me semblait une bonne idée au début, vraiment. Et je m’en prends encore plein la figure. On ne va pas venir me dire que je ne lui ai pas dit d’éviter l’humour douteux avec moi, hein. Un sourire presque mauvais prend place sur mon visage suite à sa remarque sur le petit bonhomme qu’elle vient de désigner comme me ressemblant, et je ne peux m’empêcher de rétorquer.

« Au moins, je ne ressemble pas à une grosse boule de Noël fuschia. » Sur ces quelques mots, je pousse un soupir et ressort le paquet de cigarettes qui se trouve dans le fond de ma poche. « Je fais encore ce que je veux chez moi. »

Tout partait d’une bonne intention, pourtant, je voulais qu’elle sorte un peu, qu’elle prenne l’air, mais elle n’a pas l’air de vouloir se plier aux règles de mon appartement et maintenant ça commence à m’énerver. Non, parce que j’accepte encore qu’elle prenne certaines décisions, qu’elle prenne sa petite place, mais si elle commence à empiéter sur les habitudes que j’ai toujours eues, je ne crois pas que ça va se passer comme dans le meilleur des mondes.

Pour éviter que la situation ne dégénère, je m’éloigne un peu de ce stand ridiculement chargé, sous le regard de la vendeuse qui m’a certainement entendu dire des gentillesses à la femme enceinte qui m’accompagne aujourd’hui, et je plante une cigarette entre mes lèvres avant de l’allumer. Fumer ne sert à rien, ça fait que m’abîmer la santé. Je sais, je sais, mais j’en ai rien à foutre. De toute façon, je doute que ça change grand-chose, hein.

En vérité, je crois que j’ai juste besoin de décompresser un peu au lieu d’avoir l’impression de me faire mener à la baguette par une fille qui a dix ans de moins que moi. C’est pas parce qu’elle est enceinte qu’elle a tous les droits, bordel. Et je devrais me calmer. Enfin, ça, c’est jusqu’à sentir mon téléphone vibrer et à décrocher en un soupir, remarquant à la voix de ma mère qu’elle a certainement quelque chose de très intéressant à me raconter, une fois de plus.

Il semblerait que l’humour soit une chose décidément inconnue pour lui, ou alors qu’il soit aux abonnés absents depuis un moment. Je peine à croire qu’il puisse aussi susceptible, déprimé et, surtout mesquin. Il suffit d’une réponse de sa part pour que mon sourire joyeux se fane et que ma bonne humeur s’évapore aussi vite qu’une goutte d’eau en plein désert. Il est sérieux là ? De toutes les répliques possibles et imaginables et les taquineries qui existent en ce monde, il a fallu qu’il choisisse la plus blessante. De mon point de vue en tout cas. Que je ressemble à Barbie avec mon manteau fuchsia, soit je le conçois et je trouve cela amusant également, mais la dénomination « grosse boule » était-elle réellement nécessaire ? C’est idiot et je suppose qu’il a sans doute lancé ça sans arrière-pensée quelconque, mais il n’y a rien à faire, cela me touche plus que je ne le voudrais. Je ne manque d’ailleurs pas de noter que pour quelqu’un qui se plaît à faire la morale sur le fait qu’il ne faut pas faire de blagues déplacées sur des sujets sensibles, la règle ne semble pas s’appliquer à lui. Car, soyons bien clair, ce n’est pas parce que je mange correctement et que je ne me plains pas toutes les cinq minutes que cela signifie que je vis parfaitement bien avec le fait d’avoir un ventre aussi rond et énorme qu’un ballon. Merci de renfoncer le couteau dans la plaie.

D’où le fait que je préfère garder le silence tandis que monsieur s’éloigne pour fumer sa foutue cigarette et que je perds ainsi tout engouement à choisir les fameuses décorations. Je me laisse presque guider par la hasard sans vraiment prêter attention à ce que je choisis, ce qui de toute façon n’a pas d’importance, puisqu’il semblerait que le projet « décoration de l’appartement » n’ait pas lieu d’être. Je crois que je suis bonne pour les envoyer par colis à ma mère, à moins qu’elle ne passe les chercher. A vrai dire, je fais une telle tête d’enterrement que la vendeuse essaie de me réconforter au moment du paiement, en me disant qu’il exagère et qu’il suffirait de faire passer une journée de grossesse à un homme pour qu’il ferme son clapet sur la chose. Mouais. Cela ne ramène pas mon enthousiasme mais je suppose que tout soutien est bon à prendre.

Par la même occasion, j’ai complètement perdu l’appétit et me demande ce que je vais bien pouvoir faire de ma pomme enrobée de chocolat à peine entamée. Eh oui, les mots du brun ne me confortent pas vraiment dans l’idée de poursuivre ma dégustation, heureusement dans un endroit peuplé d’enfants, je ne mets pas longtemps à trouver un candidat prêt à prendre le relais. Aussi fais-je don de la friandise à un petit garçon, sous le regard reconnaissant des parents, avant de me diriger vers un autre stand sans grande conviction, ne prenant même pas la peine d’avertir Ryû, apparemment occupé au téléphone. De toute façon, c’est juste à côté, et ce ne doit pas être bien compliqué de repéré une grosse boule fuchsia dans la foule.  

Débile, je suis tout simplement débile. Je suis au téléphone avec ma mère quand elle me demande comment se porte Yun Hua, comme elle sait évidemment qu'elle réside encore à la maison, et que je réalise la connerie que je viens de lui dire. C'est du Ryû tout craché. Allons-y, rappelons à la fille qu'on a mise enceinte qu'elle ressemble à une grosse boule de Noël fuschia. J'ai beau être mécontent de sa décision par rapport à la décoration de l'appartement et à la comparaison qu'elle a faite entre cette figurine et moi, je n'avais pas à lui dire une chose pareille. Oh, et puis, tant pis. Il y en a marre de passer pour le soumis de service sous prétexte qu'elle est enceinte et qu'il ne faut pas la brusquer. Non?

J'écoute le discours de ma mère, soupirant un peu quand elle me propose d'inviter Yun Hua à la maison pour la nouvelle année. Sauf que je me vois mal lui proposer maintenant que j'ai du la vexer. Ahah. Génial. Je suis un imbécile de première classe qui n'arrive pas à gérer ses émotions. Heureusement que je ne suis pas violent, ça serait encore pire. Je risquerais de retourner l'appartement et de lui abattre une chaise sur la gueule. On va éviter ce genre d'excès, hein. Je remercie ma mère de son invitation avant de raccrocher le téléphone, le rangeant au fond de ma poche alors que je termine la cigarette que j'ai entamée, frissonnant légèrement lorsqu'un souffle de vent m'atteint.

Un regard en direction du stand où se vendent les décorations me fait remarquer que ma colocataire provisoire ne s'y trouve plus, ce qui m'arrache un autre soupir. Heureusement, ce manteau plus flash que les clips de Nicki Minaj me permet de la retrouver rapidement et je m'approche d'elle après avoir jeté ma cigarette. Sauf qu'avant de pouvoir dire quoi que ce soit à la demoiselle dont je viens de m'approcher, une voix attire mon attention et me fait froncer les sourcils.

« Ryûkie! Félicitations! »

Ça fait tellement longtemps que je n'ai plus entendu ce surnom qu'il m'a fait lever les yeux en direction de celui qui l'a dit. Un ami du lycée accompagné de sa compagne visiblement enceinte et d'un enfant assez grand pour marcher. C'est bien ma veine. Par réflexe, j'éloigne la main du dos de Yun Hua, où je l'avais posée pour l'interpeller et je déglutis un peu en voyant qu'il a justement le regard posé sur elle. Merde. Putain de bordel de merde.

« Ça fait un bail, non? C'est pour quand?  »

Je ferme les yeux par réflexe, mais ça n'a pas l'air de l'alerter. En plus, je vois le gamin s'approcher de Yun Hua pour tirer son manteau et demander s'il peut parler à son ventre. Tu parles d'une situation de merde.

Le fait que je me pince nerveusement la lèvre inférieure depuis les propos qu’a tenu Ryû n’est assurément pas une coïncidence. C’est comme se prendre de plein fouet quelque chose qu’on s’évertuait à laisser de côté et à plonger dans les méandres de son inconscient autant que possible. Pour ma part, me souvenir des diverses moqueries qu’on a faites à mon sujet, parfois même fondées sur le fait que ma mère était mannequin par contraste, n’est décidément pas une bonne chose. Surtout quand on voit où ça m’a menée. J’ai beau me dire que ma silhouette fine est hideuse de temps à autre, je n’en complexe pas moins de ressembler à ces satanées boules de Noël. Paradoxe je sais, on n’est plus à ça près. Aussi les boules à neige devant lesquelles je me tiens ne m’évoquent pas grand-chose, j’ai plus le regard perdu dans le vague, en essayant de me retenir de fixer mon ventre rond. Beaucoup trop rond. Quelle plaie.

Alors que je lâche un soupir contre moi-même, je fais immédiatement volte-face en sentant une main passer dans mon dos, suivie d’une interpellation destinée à Ryû, qui se trouve désormais juste à côté de moi. Merde. De toutes les personnes présents sur ce marché, pourquoi a-t-il fallu que j’offre ma pomme en chocolat au fils d’une des connaissances du brun ? Chance pourrie, rebonjour. Pire encore, non content de faire l’éloge de Ryû quant au futur nouveau-né, voilà qu’il faut qu’il pose des questions, à savoir quand est prévue la naissance. Ce à quoi je préfère le laisser se débrouiller avec ce fameux ami sorti de nulle part, après tout, c’est son affaire, ce ne sont pas mes connaissances qui ont la bonne idée de venir me féliciter pour un heureux évènement qui n’en est pas forcément un. C’est pas comme s’il méritait ma clémence à cet instant précis de toute manière.

Sans compter que mon attention est déjà sollicitée par le petit bonhomme qui me regarde avec deux grosses pupilles luisantes, la tête penchée contre la pomme en chocolat que je lui ai donnée un peu plus tôt. J’essaie de ne pas me dire qu’il va avoir une énorme trace de chocolat sur la joue et me baisse un peu pour être à sa hauteur, un doux sourire sur les lèvres.

« Oui, si tu veux, je suis sûre que tu as plein de choses intéressantes à lui raconter. »

Et voilà que l’enfant, après avoir appris qu’il s’agissait d’un garçon, entreprend un récit palpitant auquel je prête à peine attention, sans m’empêcher pour autant d’être attendrie de temps à autre, dès qu’une anecdote incongrue prend place dans l’histoire, comme un poney survolant un arc-en-ciel. Tout en essayant de ne pas me focaliser sur le regard attendri que me lance sa mère, car non, je doute que nos situations soient franchement comparables.

« Bon désolée d’écouter cet entretien, je lance subitement en sentant une espèce de malaise s’installer, je dois absolument aller voir les peluches bouillotes. »

Une des pires excuses du monde, je sais, même si elles m’intéressent vraiment ces petites inventions. Je fais un bref signe à Ryû pour lui indiquer où je me rends, et libre à lui de me suivre s’il veut également échapper à ce traquenard improvisé.

Rares sont les occasions où j’ai autant souhaité m’ensevelir six pieds sous terre sans jamais en ressortir. Il fallait que je retombe sur un camarade pile au moment le moins propice ? J’ai du offenser une puissance, quelque part, pour subir un tel niveau de malheur. À croire que quelqu’un s’en amuse vraiment. Pourtant, au lieu de m’emporter, j’adresse un sourire maîtrisé à cette ombre de mon passé, dont l’enfant semble vraiment motivé à l’idée de raconter sa vie au ventre de Yun Hua. Et comme je ne peux pas tout simplement lui répondre que ce ne sont pas ses oignons, je réponds à la question de ce perturbateur – car il va sans dire qu’il l’est devenu, l’espace de quelques instants – sans m’étendre dans les détails. Si je n’étais pas dans le flou par rapport à ce bébé, je pourrais être plus sûr de moi.

On s’échange quelques banalités sans importances, il me demande comment se passe ma vie depuis la dernière fois qu’on s’est vu – la question bien utile à laquelle j’ai terriblement envie de répondre, évidemment – et je suis presque heureux d’entendre Yun Hua s’excuser et de la voir partir. Ça me donne l’occasion d’en faire de même et, quelques instants plus tard, je m’excuse brièvement auprès de mon ancien camarade qui me souhaite « bonne chance pour la suite » et me propose même son aide « au cas où ». C’est vraiment ce dont j’ai besoin, là, tout de suite.

Je prends donc congé du petit couple, le petit garçon m’adressant un léger signe de la main auquel de réponds sans grande volonté, avant de rejoindre Yun Hua qui s’est enfuie un peu plus loin. J’enfonce les mains dans le fond de mes poches, jouant un peu avec plastique protecteur du paquet de clopes qui s’y trouve de nouveau, hésitant à en reprendre une. Je ne sais pas quoi dire, génial.

« Yun Hua. » Bon début, mais peut mieux faire, non ? « Je suis désolé d’avoir dit ça. »

On pourrait appeler ça des excuses, oui. Je pourrais également appeler ça la peur de se froisser une fois encore avec l’une des seules personnes qui vous restent. Je crois avoir largement le droit de craindre de me retrouver seul à nouveau. Enfin, je l’aurais, si je n’avais pas cette horrible impression d’être la cause de l’abandon dont je me retrouve victime. Si j’étais moins con, moins impulsif, plus sérieux, peut-être que les choses iraient mieux. Peut-être que ça serait plus facile pour moi de communiquer avec les autres, et si je dois devenir père, je crois que ça serait plutôt essentiel. Mais c’est totalement insensé.

« J’suis un sale con,  ajouté-je finalement.»

Il n’y a rien à faire, j’ai beau essayer de focaliser mon attention sur ces adorables petites bouilles de peluches qui ne demandent qu’à recevoir un gros câlin, je n’arrive pas à me détacher des paroles de Ryû, qui semblent tourner indéfiniment en rond dans mon esprit. Même l’épisode cocasse de son ancienne connaissance qui surgit subitement au marché et qui pense que son ami vit le même rêve idyllique que lui et sa compagne ne suffit pas à me distraire de cette pensée. Pourtant, le récit de leur enfant à mon ventre aurait dû être largement capable de me faire songer à autre chose, mais non, mon esprit reste bloqué là-dessus et il semblerait que même un environnement propice à la joie et aux chansons ne puisse rien y faire. Dommage, moi qui me réjouissais tant de courir dans les allées à perdre haleine, mes plans se voient malheureusement contrariés. Pour une plaisanterie mal placée. Mais très mal placée cela dit, il n’y a pas vraiment de quoi rire quand de tels mots ont déjà pu pousser quelqu’un à souffrir d’anorexie. Encore moins quand des idiots s’amusent déjà à me comparer à un dirigeable sur mon compte Ask.

C’est pourquoi je ne manifeste aucune réaction apparente quand Ryû m’interpelle, n’ayant pas franchement envie de savoir quelle autre vanne je vais me prendre en pleine figure d’ici quelques secondes. Errer du regard parmi les peluches mises en rayon – en essayant de ne pas songer que ce pourrait être fantastique pour un jeune enfant – me paraît préférable. C’est sans compter les excuses inattendues du brun qui me prennent de court, au point que je me décide à tourner la tête dans sa direction. Il est désolé ? Aurait-il pris conscience de ce que ça pouvait signifier pour moi ? Ou veut-il seulement se donner bonne conscience ? Non, d’après ce que j’entends par la suite, il semble réellement s’en vouloir d’avoir lancé ça sans réfléchir. Et même si c’est plus dur à encaisser qu’on ne peut l’imaginer pour moi, c’est amplement suffisant, je veux dire, si chaque idiot qui m’avait sorti une vacherie était venu s’excuser immédiatement ensuite, je n’en serais certainement pas là.

« Hm, eh bien, je suis d’accord pour excuser le sale con que tu es, je réponds en reprenant mon air joyeux et arborant un sourire taquin, à une condition : le hibou ou le renard ?, je demande en brandissant de chaque côté lesdites peluches. »

Certes, je suis de nature susceptible en temps normal, mais quand je vous disais que la magie de Noël est incroyablement puissante sur ma conscience, ce n’est pas pour rien. Du moment qu’il y a un minimum de bonne volonté en face de moi, il n’en faut pas davantage pour que je retrouve ma bonne humeur.

« Ah, et je pourrai décorer l’appartement aussi du coup, j’ajoute sur un ton espiègle. »

En même temps, cela va de soi, non ?

On va prendre de bonnes résolutions pour l’année 2016 : arrêter de se prendre la tête avec les gens pour de la merde ; arrêter la cigarette avant que ça ne me crée des problèmes ; arrêter de boire définitivement, même si ce n’est franchement pas gagné. Comme d’habitude, on sait que ces bonnes décisions vont être impossibles à tenir et que je vais abandonner dans trois semaines, mais ce n’est pas bien grave. Je crois que le principal est d’avoir envie de tenir ces promesses, non ? Je voudrais vraiment réussir à m’en sortir, ne serait-ce que pour une fois, faire un trait définitif sur tout ce qui ne va pas. Il paraît malheureusement que les choses ne vont jamais comme on veut. M’excuser est un bon début, hein.

À ma grande surprise, Yun Hua semble accepter mes excuses. Mes sourcils se lèvent un peu sous le coup de l’étonnement, mais ils se froncent bien vite à l’entente de sa question, bien que ce soit plutôt par réflexion. Hm.

« Le renard,  décidé-je finalement, après avoir essayé de vraiment m’intéresser aux peluches. T’as pas passé l’âge de ce genre de choses ?  » Hep, non, wrong way, on ne se moque pas. On reprend. « J’veux dire,… C’était pas méchant, mais j’ai jamais compris pourquoi les peluches vous intéressent encore à votre âge.  »

Vous désignant également les filles en général ? Et encore, je suis sûr que certains mecs adorent ça même une fois qu’ils deviennent adultes. Je ne comprendrai jamais. Il faut vraiment que je fasse des efforts pour ne pas me prendre la tête avec elle. Elle ne m’a rien fait, elle n’est pas responsable si j’ai fait de ma vie un foutoir incroyable. Je dois me calmer, vraiment. Mes yeux se ferment alors que j’essaie déjà de réfléchir à un moment d’éviter la catastrophe. Surtout qu’elle a encore évoqué la décoration de l’appartement. Je n’ai pas envie. Mais je ne peux pas encore lui dire que je désapprouve, si ? Dilemme. Il n’y a pas grand-chose à faire, à vrai dire.

« Hm. D’accord. Mais juste un peu alors.  »

Oui parce que si la maison ressemble à une crèche, ça risque de me déplaire fortement. J’enfonce une nouvelle fois les mains dans les poches, toujours occupé à jouer avec le papier de mon paquet de cigarette, me tâtant fortement à en reprendre une. Je dois résister.

« En parlant d’appartement,  commencé-je en réfléchissant, avant de m’éclaircir la gorge. Tu es déjà allée à Osaka ? »

Bon. On va appeler ça une bonne entrée en matière, hein. Je n’ai pas encore parlé du déménagement de mes parents avec elle, encore moins des fêtes de fin d’année. Je crois que c’est l’occasion ou jamais. De toute façon, elle a l’air déterminée à les faire, ces fêtes… Je doute d’être la personne la plus agréable pour ce genre de choses, mais bon, j’imagine que c’est la seule possibilité actuellement qu’elle ait, à moins que sa mère ne décide miraculeusement d’abandonner son boulot pour la reprendre enfin chez elle.

Non, l’approche des fêtes fait que je ne suis décidément pas d’humeur à broyer du noir en permanence et ce, même quand on a le malheur d’évoquer l’un des épisodes les plus noirs de mon existence. Après tout, ce n’est pas la faute de Ryû si j’ai eu le malheur de croiser successivement des abrutis durant ma scolarité en Corée, au fond, ça ne vaut pas la peine de tirer la tronche et de me déchaîner ma rancœur sur lui. Encore moins quand on songe qu’il m’offre généreusement l’hospitalité depuis des semaines, peut-être même que ça fait un mois ou plus, je ne sais plus, j’ai perdu le fil à force. En tout cas, il est évident que peu de gens à sa place m’auraient tolérée aussi longtemps sous leur toit, encore moins en ayant ses soucis, parce que oui, je n’oublie pas non plus que je ne suis pas son unique préoccupation en ce moment, bien que je ne me risque jamais à l’interroger concrètement là-dessus. La volonté de ne pas plonger dans une guerre civile chez lui je présume.

En tout cas, j’esquisse un sourire joyeux quand il daigne me faire part de son avis et annonce donc au commerçant que ma bouillote aura une tête de renard, tout en écoutant le blabla terriblement blasé du brun à mes côtés. N’a-t-il jamais de vrai Noël ? Je commence sincèrement à me poser la question, franchement, qui ne s’attendrirait pas devant cette bouille adorable de renard ? A part Dakota j’entends. Ce qui me fait donc soupirer tandis que je règle ladite bouillote.

« Certainement parce que nous recherchons une affection que vous êtes trop peu enclins à nous donner, je réplique sans méchanceté, quoiqu’avec une certaine ironie, et non, tout comme il n’y a pas d’âge pour jouer à Kingdom Hearts ou Pokemon, je ne vois pas pourquoi il y en aurait un pour les peluches. Encore moins quand elles tiennent chaud. »

Eh oui, car avant d’être incroyablement mignonne, cette peluche sera surtout utile et fonctionnelle, je me vois déjà la mettre sur le dos pour apaiser d’éventuelles courbatures. Sans doute sera-t-il moins sceptique une fois qu’il aura vu ses prouesses. Et l’entendre me donner le feu vert – oui j’oublie volontiers le « un peu » parce qu’on s’en fiche – pour la décoration de l’appartement ne fait que raviver davantage mon élan de gaieté. C’est comme annoncer à un enfant qu’il aura le jouet qu’il désire depuis des mois. En revanche, je ne peux m’empêcher de hausser un sourcil à l’entente de ses dires suivants. Osaka ? Pourquoi Osaka ?

« Non, je n’ai jamais mis les pieds hors de Tokyo en fait. Pourquoi ? Tu envisages un voyage pour les fêtes ? »

Et oui je lance ça sur le ton de la plaisanterie, sans envisager une seule seconde ce qui se trame réellement derrière cette question.

Peut-être qu’au final j’ai déjà des habitudes de vieille personne ? Je me pose de nombreuses questions, à force d’avoir l’impression de vivre dans un monde diamétralement opposé à celui de Yun Hua. Chose qu’elle contredit étrangement lorsqu’elle répond à la question que je viens de poser, même si j’ai été un peu moqueur. Pour une fois, je comprends le ton qu’elle emploie. Je trouve que je donne de l’affection à suffisamment de monde, à vrai dire. Elle a qu’à se trouver un mec si elle a vraiment besoin, haha. Avec son bide de trois kilomètres, oui. Parfaitement logique, Ryû, bravo, une fois de plus. Heureusement, cette fois, je parviens à ne pas en faire le commentaire à haute voix, acquiesçant plutôt ce qu’elle affirme d’un signe de tête.

« C’est pas faux. »

Oui, bon. Je joue encore à Kingdom Hearts à trente-et-un an, alors que je devrais plutôt jouer à, je sais pas. En fait c’est vrai que les jeux vidéo, de manière générale, sont plus un truc d’adolescent ou de jeune adulte. Elle a raison. J’aurais peut-être dû fermer ma grande gueule au lieu de poser une question aussi stupide. Un soupir m’échappe légèrement alors que je réfléchis encore.

« Ma mère nous invite à aller fêter la nouvelle année avec eux à Osaka, comme ils ont déménagé,  commencé-je calmement.   Je suis né là-bas. »

Complément d’information inutile quand on imagine qu’elle se fout totalement de ma personne. Cependant, on peut entendre que cette ville me tient profondément à cœur. J’y ai passé une bonne partie de ma jeunesse, avant de déménager sur Tokyo et de changer totalement de vie. Parfois, cette ville me manque. Je sais pourtant que je n’y retournerai sans doute pas  définitivement, si ce n’est quand je serai aussi âgé que mes parents.

«   Ça serait l’occasion de visiter un peu, non ?  »

On cherche une excuse, dans l’espoir qu’elle accepte plus facilement ? Je sais que ma mère aimerait beaucoup la revoir, car malgré tout elle me bassine souvent pour savoir comment elle va, comment se porte le bébé. Comme si on allait le garder, en fait. C’est la raison pour laquelle l’idée me taraude de plus en plus, même si je sais que ça serait mal, inconcevable, comme cet enfant n’aurait définitivement pas ce qu’il lui faut pour évoluer normalement, à commencer par une famille stable. Soit.

«   Enfin, c’est si tu veux, je peux tout à fait dire non. Mais faudra pas t’étonner si mes parents débarquent le trente-et-un avec leurs affaires sous prétexte que leur fils les renie. »

Un peu d’humour sur le dos de mes parents ne fait pas de mal. Ce sont de tels numéros.

Si je suis satisfaite de constater que Ryû n’a rien à répondre à ma sublime démonstration ? Evidemment, mais je préfère me réjouir du fait que je fais pouvoir accrocher diverses illuminations et autres accessoires de décoration en tous genres dans son appartement, plutôt que d’afficher ouvertement mon plaisir de voir qu’il n’a d’autre choix que d’approuver mes propos. Il ne sert à rien de déterminer une limite d’âge pour telle ou telle chose à mon sens, peu importe si quelqu’un aime faire des Legos alors qu’il a plus de vingt ans, cela n’en fait pas un attardé pour autant, ce serait peut-être même le contraire. En tout cas, on ne peut pas reprocher aux gens en général de vouloir conserver une part de leur âme d’enfant, alors non, dormir avec une peluche ne me choque pas plus que cela, bien que cela fasse plusieurs années que ça ne m’est pas arrivé. Ce n’est pas moi qui m’en moquerais en somme, à vrai dire, je ne vois pas bien un sujet attesté sur lequel je pourrais me moquer de manière générale, sans doute à cause de mon vécu.

Bref, une fois mon précieux petit renard récupéré, mon attention se focalise sur la nouvelle pour le moins surprenante que m’annonce mon vis-à-vis. Moi qui pensais qu’évoquer Osaka était une lubie de sa part pour entamer un sujet de discussion, me voilà bien. Sa mère nous invite, genre, elle m’invite moi aussi ? C’est assez surprenant compte tenu de la situation et de la façon dont je me suis comportée la dernière fois qu’ils sont venus avec son époux. Genre l’hystérique au bord de la crise dirons-nous. Alors je ne vois pas bien ce qui peut la pousser à requérir ma présence pour les fêtes de fin d’année. D’où le laps de temps qui s’écoule entre l’annonce de Ryû, suivie de plusieurs tentatives pour m’inciter à accepter, je ne suis pas dupe, et ma réponse.

« Heu… Oui bien sûr, c’est une bonne occasion de bouger un peu et ça me fait très plaisir, je commence, trahissant ma gêne quant à cette offre, c’est que… Je ne vois pas vraiment pourquoi elle tient tant à me voir. »

En vérité, je n’ai rien au programme pour la fin d’année, alors oui, dans un sens, cela ne peut être qu’une bonne chose de se rendre chez quelqu’un pour le réveillon, encore mieux si c’est hors de la capitale nippone. Sans compter que malgré tout, les parents de Ryû ont l’air d’être plutôt sympathiques. Mais ils restent les parents de Ryû, et c’est tout le hic, car je suis loin d’être suffisamment proche de leur fils pour pouvoir prétendre me rendre chez eux, en fait, je n’aurais même sans doute jamais dû les rencontrer. Si on omet le fait que je suis enceinte de lui bien entendu, mais quand bien même, ça ne justifie pas que je m’impose à un repas familial, si ?

« Je sais pas, je suis peut-être pas la personne la plus adéquate pour t’accompagner, je reprends en triturant mes doigts avec nervosité, peut-être que tu as envie d’y aller avec quelqu’un d’autre. »

Genre sa femme, oui, ce sera beaucoup plus logique à mon sens. Mais certainement pas avec l’étudiante qui squatte chez lui depuis des mois à cause d’une mère indigne et avec laquelle il a la fâcheuse habitude de se prendre la tête pour pas grand-chose.

Moi non plus, je ne comprends pas bien pourquoi ma mère a soudainement eu envie d’inviter Yun Hua à célébrer la fin d’année avec nous. Je peux admettre qu’ils aient envie de voir leur fils, mais j’ai du mal à visualiser le concept, sur le moment. Un soupir m’échappe alors que j’y réfléchis. Au final, ça semble plus logique que la laisser totalement seule le soir de la nouvelle année. Imaginez qu’il se passe quelque chose, qu’elle fasse un malaise, je sais pas. Je crois qu’il vaut mieux éviter de prendre ce type de risque actuellement. L’idéal serait bien sûr que sa mère vienne la chercher avant les fêtes, mais plus le temps passe, plus j’ai de sérieux doutes à ce sujet. C’est un peu comme si elle se débrouillait pour la laisser avec moi aussi longtemps que possible. Autant le dire directement, ça ne m’arrange pas. M’enfin, tout ira mieux lorsqu’elle sera partie, que cette histoire sera finie. Enfin, je présume.

« Je ne sais pas. Elle a peut-être pensé qu’inviter un et pas l’autre n’était pas une bonne idée, réponds-je en haussant légèrement les épaules. Mais non, j’emmènerai personne d’autre si tu viens pas, ma mère a vraiment proposé que tu accompagnes. »

Maintenant que j’y pense, ça semble plus logique ; concrètement, Yun Hua porte son petit enfant. Petit garçon, puisqu’on en sait plus qu’auparavant. Je sais parfaitement que ça doit sembler stupide, voire bizarre, mais c’est précisément ce à quoi doit penser ma mère lorsqu’elle décide d’inviter l’étudiante que j’ai mise enceinte. Quoi d’autre ? Que je suis suffisamment proche d’elle pour l’emmener avec moi partout ? Je pensais que les choses deviendraient plus simples à mesure que le temps allait passer, mais je crois que c’est tout le contraire. Plus on approche de l’échéance, plus j’ai l’impression que cette affaire devient compliquée et impossible à dénouer. Qu’est-ce qu’il se passera, une fois que le bébé sera là ? Je ne sais même pas si j’aurai envie d’abandonner mon fils – car qu’on le veuille ou non, je ne peux le désigner autrement – aux mains de personnes dont j’ignorerai tout.

« Tu veux venir ? »

Oui, parce qu’il me faut une réponse concrète, claire, que je sois capable de répondre à ma mère qui ne manquera sûrement pas de me harceler de messages si elle n’a pas ma décision d’ici vingt-quatre heures. Je n’ai pas encore parlé de Noël, bien sûr. Parce que le fêter ne me fait pas vraiment envie. Peut-être qu’elle oui ?

« Après, si ça tombe, ta mère reviendra avant les fêtes, affirmé-je finalement, dans un élan d’espoir. »

Cette situation me met vraiment mal à l’aise, l’attention a beau être extrêmement gentille et généreuse, elle est difficile à comprendre. Soit, je veux bien croire que sa mère ne peut pas ignorer indéfiniment le fait que je sois enceinte de son fils, mais de là à m’inviter pour le réveillon du Nouvel An, il y a une juste mesure pour gérer les choses, non ? Tout est une question de point de vue je suppose, d’autant que je ne sais pas s’il lui a parlé du fait que je séjournais chez lui depuis un moment, et si c’est le cas, cela a certainement dû jouer un rôle dans cette affaire. Je n’ai aucun problème à passer les fêtes avec lui, je veux dire, depuis le temps, je me suis habituée à sa présence et mine de rien, cette colocation improvisée se passe mieux que je ne l’avais espéré. Non, ce qui me dérange, c’est qu’il ne faut pas oublier que je ne suis pas la seule personne féminine dans l’entourage de Ryû, et qui sait, peut-être songeait-il justement à cette occasion pour leur présenter sa fameuse épouse. A condition qu’ils se soient réconciliés, mais une fois encore, je n’ai pas assez de pulsions suicidaires pour évoquer ce sujet épineux.

Mais non, il semblerait à ses yeux qu’il n’y ait pas raison pour que quelqu’un d’autre l’accompagne, sa mère ayant apparemment spécifiquement insisté sur ma présence. Allez savoir pourquoi, je n’ai pas du tout l’air de la belle-fille idéale, je ne sais pas ce qu’elle a en tête. Sans doute le même raisonnement tordu que ma propre mère quand elle a décrété que c’était mieux pour moi d’habiter chez Ryû plutôt qu’avec elle. Nous sommes entourés par des fous.

« Oui. Si ça ne te dérange pas, ça me dit bien d’aller passer le réveillon avec eux. C’est mieux qu’avec un sachet de chips devant une vieille série, non ? »

Oui j’essaie vainement de détendre l’atmosphère et de ne pas trop penser que tout ceci est franchement bizarre. En vain. Il n’y a rien à faire, je sens d’avance que je vais me sentir comme un poisson hors de l’eau devant eux, à vrai dire, ce sera même la première fois que je ne passerai pas cette soirée avec ma mère, en petit comité. Autant dire que je suis complètement à l’ouest niveau convenances et présentation pour un réveillon en bonnes et dues formes. Je suppose qu’il ne me restera qu’à demander un petit débriefing à Ryû dans les jours à venir.

« Ne compte pas trop là-dessus, je lâche avec un rire nerveux, en reprenant mon chemin dans l’allée du marché, elle m’a assuré qu’elle passerait à Noël mais c’est tout, je ne pense vraiment pas qu’elle viendra me chercher avant… Voilà. »

A force, je me suis fait une raison et notamment sur le fait qu’à ce stade, ce n’est plus la peine d’espérer un potentiel retour dans mon pays natal pour donner tranquillement naissance au bébé. Tout cela en jetant un regard mélancolique vers la grande roue, sur laquelle je ne pourrais assurément pas monter cette année. Quelle vie.

« Ça te dit de chercher une attraction sympa ?, je lance subitement à Ryû en regardant les divers stands de jeux devant lesquels nous arrivons, celui que tu veux. »

Je n’ai pas de préférence particulière, j’ai simplement envie de m’amuser un peu, ce qui n’est pas forcément aisé avec le ballon qui me fait désormais office de ventre. Disons au moins que pour regarder Ryû tirer sur des cibles ou lancer des anneaux autour d’un poteau, ça devrait aller.

L’idée de passer la nouvelle année à Osaka a quelque chose de rassurant à mes yeux. C’est la ville où j’ai grandi, l’endroit où j’ai passé les premières années de ma vie, les plus belles et les plus innocentes, sans doute, comme une grande partie des enfants. Est-ce vraiment étonnant que l’envie d’y retourner m’habite ? Même si je n’ai plus fêté la fin d’année avec mes parents depuis un moment et que la fête de Noël a pratiquement été passée sous silence depuis quelques années dans mon calendrier personnel, je ne peux pas refuser. Et si Yun Hua est partante, comme elle a été invitée, c’est encore mieux.

« Oui, ça sera mieux je pense, avoué-je en un rire. »

Rapidement, mon sourire s’efface. Sa mère compte passer pour Noël ? J’aurais pensé qu’elle viendrait peut-être la chercher, mais visiblement, non. Plus le temps passe, plus j’ai l’impression que la fin de la grossesse approche et qu’elle est toujours à la maison. Je ne vous dis pas mon état si jamais elle arrive à terme et qu’elle vit encore là. La panique.

« Ok, on se débrouillera bien alors. »

Ce n’est pas comme si nous avions vraiment le choix, de toute façon. Quelque part, je remercie toutes les puissances existantes ou non de nous avoir permis de cohabiter à peu près calmement durant ces quelques semaines. Imaginez la catastrophe si nous avions été sur les nerfs tout le temps. Genre, vraiment tout le temps. Mes yeux passent rapidement sur les différentes échoppes qui se présentent sur le marché et, quand elle me propose une activité, j’hausse un peu les épaules.

« Comme tu veux. » Hm, je regarde encore un peu et désigne l’un des stands de la tête. « Celui-ci ? »

Il paraît qu’elle doit encore plus éviter de faire n’importe quoi maintenant qu’elle approche du terme, alors je comprends qu’elle ne puisse pas vraiment faire ce qu’elle veut. D’un autre côté, je ne suis pas franchement motivé, mais j’ai suffisamment fait le con, non ? Les mains toujours dans les poches, je m’approche un peu du stand, attendant qu’elle me suive, et je m’adresse au responsable. Un jeu de lancer. Il faut juste faire tomber des boites empilées, ça devrait aller. Pendant que l’homme prépare le nécessaire, comme le précédent a fait un bon résultat, je me retourne vers elle.

« Au fait, en parlant de chips et de vieille série, tu veux qu’on fête Noël ? » Oui, bon, giryûette, coucou ? « Je veux dire, quitte à décorer, autant pas le faire pour rien. »

Dans un sens, savoir que les fêtes de fin d’année ne passeront pas totalement à la trappe me soulage et me redonne un peu de vivacité concernant les prochains jours, si on omet le fait que cela risque d’être une situation inédite, et quelque peu gênante. Mais bon, je pense que je peux faire abstraction de ce détail jusqu’au moment où je me trouverais devant la porte d’entrée, d’autant que Ryû semble enthousiaste à l’idée de passer le réveillon avec ses parents. Chose on ne peut plus naturelle en même temps, ce n’est pas tout le monde qui peut nourrir des sentiments d’amertume et de rancœur sévère envers l’un de ses géniteurs. Alors même si je ne comprends pas bien la raison de ma présence pour l’évènement, c’est avec bon cœur que j’accepte, d’autant plus que ma propre mère semble décidée à déserter pour de bon. Moi qui pensais qu’elle aurait au moins la décence de me récupérer pour les fêtes, et non, c’est une chance que le brun n’ait pas encore évoqué l’idée de me mettre à la porte, j’aurais été dans de beaux draps sinon.

Pour l’heure, mieux vaut profiter de l’immense marché que le maire a bien voulu organiser et je me dirige avec entrain à la suite de Ryû quand il finit par désigner un des stands auquel se rendre. Cela aurait été dommage que rien ne lui fasse envie, parce que personnellement, je ne pense pas être assez patiente et calme en ce moment pour me résigner à endurer une balade en bateau sur le fleuve. Faire des commentaires vides de sens sur le paysage, très peu pour moi, et ce n’est pas comme si nous avions réellement des sujets de discussion passionnants à mentionner pour faire passer le temps. Non, je préfère encore l’observer essayer de dégommer des boîtes, ça me paraît plus drôle.

« Tu veux dire tous les deux ?, je demande en haussant un sourcil, oui bon, en même temps, je ne peux pas vraiment dire d’inviter quelques amis chez lui, ça ne se fait pas, et je n’en ai pas franchement envie non plus, ça me paraît être une bonne idée. Avec un sapin ? Je pourrais cuisiner un petit truc pour l’occasion. »

Je ne suis pas encore décidée sur la question, mais je trouverai bien l’inspiration divine d’ici là. Comme pour les cadeaux. Ben oui, parce que je ne vais pas passer à côté non plus, je peux bien trouver un petit quelque chose pour lui faire plaisir, tout comme j’imagine qu’on n’ira pas chez ses parents les mains vides. Sans oublier ma mère, cette traîtresse effrontée.

« Ça va ? Pas trop la pression ? , je reprends un désignant le précédent joueur, apparemment très doué, d’un signe de tête, tu es fort à ça ? »

Sait-on jamais, on aura peut-être l’occasion de gagner un truc cool. Même si les trois quarts des lots sont des jouets pour enfants.

Pour ma défense, nous dirons qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Et que je ne suis pas l’un d’eux, évidemment. On pourrait aussi invoquer le fait que j’essaie de me racheter de la connerie que je lui ai lancée au visage un peu plus tôt, sachant parfaitement qu’elle n’a absolument pas besoin de m’entendre l’emmerder au sujet de sa grossesse maintenant. Même si je n’ai pas l’habitude de me livrer à ce genre de festivités de fin d’année, je pense que l’on peut parfaitement faire une entorse à la règle et le fêter, pour une fois ? De toute façon, je doute que ça me fasse du mal. J’espère en tout cas.

« Bah, oui. Sauf si tu comptes Arisu comme une personne à part entière, commenté-je sur le ton de la plaisanterie. Tu veux un sapin ? »

Oui, bon, faut pas trop m’en demander, hein. Faut y aller doucement avant de me demander de changer l’appartement en usine à jouet du père Noël, je suis pas vraiment habitué. Je hausse les épaules après quelques secondes, lorsque je me suis enfin décidé.

« On peut. Enfin, je sais pas trop où on le mettra, on verra bien. »

Dans mon esprit, il y a pas trop la place pour mettre un sapin. Peut-être dans le coin du porte-manteau ? Ou à côté de la télévision ? Aucune idée, ça n’a pas vraiment d’importance à mes yeux. Je pense que, de toute façon, elle sera contente tant qu’il y a un sapin et que j’accepte de décorer l’appartement un minimum. Pour tout vous dire, je peine à croire que je fais des concessions comme ça, mais j’imagine que je lui dois bien, vu mon comportement envers elle.

« On verra pour aller faire des courses quelques jours avant alors, ça te laisse le temps de réfléchir, ajouté-je en riant un peu. »

Comme entretemps le responsable du stand a terminé de replacer les blocs en une sorte de pyramide relativement stable.

« Fort ? J’sais pas. Tant que j’en touche une, je serai heureux, réponds-je en un rire alors que je saisis la petite balle colorée que me donne l’homme qui gère cette affaire. Admire l’artiste. »

Il m’indique que j’ai trois chances pour faire tomber la pyramide. Easy ? Je me concentre, vise un peu, puis lance la balle avec plus ou moins de force. Malheureusement, même si j’y crois plus que tout elle ne fait tomber que la moitié des cubes. Les rebelles, ils veulent me ridiculiser. Je lance une deuxième fois, encore quelques irréductibles. C’est déprimant là, non ? Je me renfrogne un peu, frustré par ma propre incompétence, et je regarde Yun Hua.

« Tu peux pas lancer une balle ? demandé-je soudainement, lui désignant la petite sphère colorée que j’ai dans les mains. »

J’ignore ce qu’a dit le médecin exactement, alors bon.