C'est un samedi soir, les couloirs de l'immeuble sont calmes, les appartements sont pour ainsi dire vides, les gens étant sortis profiter d'un peu de temps libre après une longue semaine de travail. Et moi, je suis dans ma cuisine, tentant désespérément de réparer le grille pain à l’aide d’un couteau à beurre et d’un tournevis. A cette heure-là je trouverais personne pour le réparer... mais j'ai besoin de mon toast au beurre d'arachide moi, tous les matins. Je suis tiré de mes pensées par la voix de mon frère qui, une fois de plus, débarque sans s'annoncer. La surprise est telle que je manque de justesse de me blesser après que le couteau ait maladroitement dévié sur le dos de ma main. Pfiou.

J'ai pas le temps de me réjouir plus que ça puisqu'en regardant le dos de ma main, j'y découvre un petit gonflement et deux petits points rouges. C'est le moment que choisit mon cerveau pour me rappeler tous les articles que j'ai lus sur les morsures d'araignées. Vite alors, je me rends compte - non sans stresser - que c'est là où les crochets d'une araignée ont dû percer ma peau. Sans que je m'en rende compte, en plus. OH GOD! Bon Sang ! Meine Güte ! Sur le coup, je me souviens même plus des autres langues que je connais et enfile en quatrième vitesse ma veste. Mon frère a été de mon avis, selon lui c'est bel et bien une piqûre d'araignée mais contrairement à moi, il pense qu'il y a pas de quoi s'affoler.

Après avoir ignoré ses tentatives de me calmer, je décide de réagir et d'aller voir la seule personne qui pourrait... me sauver. Car oui, je sais qu'on peut succomber à une crise cardiaque à cause d'une simple morsure d'araignée, et ça me rassure pas le moins du monde. Une fois devant l'appartement de Sae Ra, je tape comme un bourrin à sa porte, criant même son prénom dans le couloir, je crois - en fait, je suis tellement concentré à taper que je sais même pas ce que je suis en train de crier. Alerté, le gardien de l'immeuble - qui me connait, tellement il m'a vu avec Sae Ra - vient me demander de quoi il s'agit, et croyant comprendre qu'il y a urgence à ce que je pénètre dans l'appartement, il me donne les clés. Je le remercie et fais les cents pas dans le salon en attendant le retour de mon amie. Pourquoi n'est-elle plus infirmière, pourquoi n'est-elle pas là, pourquoi, pourquoi ?! Ma respiration s'accélère, la panique s'accentue et ce n'est qu'au bout d'une demi-heure que j'entends la porte s'ouvrir.

« Sae Ra... c'est gravement grave... » J'ai l'air pâle et déconfit, je l'attrape par les épaules et commence à la secouer comme un prunier, oubliant que je suis chez elle, et que j'ai pas dit bonjour. « Je me suis fait mordre par une araignée ! T'es une... enfin t'étais une infirmière, tu dois me sauver ! Dis-moi, c'est grave ?  » Je lui montre ma main tremblante. « Tu sais, il faut dire la vérité au malade... tu peux être honnête. Il me reste combien de temps à vivre ? » Je la fixe avec de gros yeux, espérant qu'elle me dise que cette piqûre a rien de grave et que j'ai au moins une cinquantaine d'années à vivre.

Me calmer ? Comment osait-elle me demander de me calmer ? Oui, je suis dans un état complètement mélodramatique pour... une piqûre, mais les araignées sont des êtres offensifs et dangereux, et le regard de Sae Ra me le confirme. En plus elle dit que ce n'est pas bien du tout... oh non, oh non OHNONNONNON. Peut-être que je me suis trompé, et que finalement je ne peux pas supporter la vérité.

Je commence à expirer bruyamment, attendant qu'elle développe ce "pas bien du tout". Quand elle le fait, je suis tellement choqué que j'ai littéralement aucune réaction sur le moment. Je la laisse même me conduire vers le canapé sans vraiment m'en rendre compte, la bouche grande ouverte. C'est si grave que ça... ? Comment un insecte qui a la taille d'un bonbon peut-il ruiner la vie d'un musicien comme ça ? Quand elle sort le ciseau, je déglutis. Je dois pas être la seule personne qui a besoin de ses deux mains pour travailler, ou pour vivre comme il faut. Et étant musicien, je me demande comment ça serait possible de bien tenir un instrument, jouer du violon ou du piano, se faire un sandwich, en n'utilisant qu'une main... en y réfléchissant, je commence à essuyer frénétiquement ma sueur, on dirait une femme enceinte qui vient de perdre ses eaux.

Mais il me reste encore un peu de lucidité, suffisamment pour la toiser du regard. « Sérieusement, tu pourrais te montrer un peu plus compatissante avec quelqu'un qui va bientôt perdre... sa main, God. » Je déglutis à nouveau quand elle parle de ma carrière. « Commence pas à me reprocher ça ! Ces bestioles sont partout... comment j'aurais pu savoir que j'allais me faire mordre hein ? » Je réfléchis quelques instants. « T'es sérieuse Sae Ra ? Tu trouves pas que me couper la main est une solution extrême ? Peu importe si c'est nécessaire ou pas, range ces ciseaux ! Je laisserais personne... quoique, j'ai entendu dire que les araignées peuvent pondre des œufs... plein de petites araignées vont naître dans... bon sang... » rien qu'en y pensant, je refoule une envie de vomir. Je me laisse enfin tomber sur le canapé et tends ma main tremblante dans sa direction, me couvrant les yeux. « Vite, essaie de me soigner, si c'est pas possible... fais ce qu'il faut faire ! Je serais pas le seul musicien à jouer qu'avec une main après tout... »

Une situation inhabituelle... c'est le moins que l'on puisse dire. Bien que je trouve toujours le moyen de me fourrer dans des situations complexes, je n'aurais jamais imaginé en arriver là. Mais j'ai quand même bon espoir que Sae Ra me dise qu'elle se trompe, espoir qui s'envole à la seconde même où je la vois retirer sa veste. Comme le font les médecins dans des séries médicales que je regrette maintenant d'avoir visionné. Car si je me fie aux connaissances médicales que j'ai acquises en les regardant, la suite des évènements risque d'être vraiiiment moche pour le pauvre homme qui s'est fait piquer par une maudite araignée.

Je continue à l'observer enlever certains trucs. S'il vous plait, dites-moi qu'elle se prépare pour un strip tease, non pour l'opération "couper la main du musicien"...
Moi, fourrer mes mains n'importe où ? « Tout à fait possible... je sais pas quand cette fichue araignée m'a piqué. » Pour ne rien arranger, elle me raconte l'histoire d'un patient qui est devenu... un nid. EWWW. Je fronce les sourcils. « Il est toujours en vie, ce type ? »

Je garde les yeux fermés pendant qu'elle examine mon bras, et ne les rouvre que quand elle me tape la tête. Avec de gros yeux, je regarde le pansement puis l'ancienne infirmière. « Comment ça, c'est fini ? T'avais pas dit que... » Une partie de moi veut être rassurée, tandis que l'autre me signale que la piqûre d'un araignée ne doit pas être prise à la légère.  « Aah, je sais. Tu veux pas que je m'affole davantage alors tu me dis pas la vérité, n'est-ce pas ? » Je me lève du canapé, attrapant la veste de Sae Ra pour la lui donner et ensuite la tirer par le bras, l'entraînant à ma voiture. Je lui donne ensuite les clés. « Malheureusement, je ne suis pas dans un état physique qui me permet de manœuvrer une voiture. » D'après ma logique. « Mais heureusement, t'es là pour me conduire à l'hôpital. Non pas que j'ai pas confiance dans tes talents médicaux, mais on peut jamais être trop prudent. On reparlera du concert privé si je garde ma main. » Je m'installe dans la voiture, en attendant qu'elle me rejoint. « Fais vite ! » Yep, j'étais pire qu'un vrai malade souffrant d'une vraie maladie.  

Le ton neutre qu'elle emploie me stresse davantage, elle était clairement moins paniquée que moi. Mais bon, c'est plutôt normal. A qui va-t-on couper la main ? Pas à elle. Cela dit, je sais pas trop si je devrais être content pour monsieur le nid d'araignées qui a pu garder sa jambe, ou le plaindre parce qu'on a dû "gratter". Eww. Refoulant à nouveau mon envie de vomir, je décide d'aller à l'hôpital. C'est pas que j'ai pas confiance en Sae Ra mais je veux prendre aucun risque. Ma main étant THE outil de travail pour moi.

Dans la voiture, elle me sort que je suis incorrigible - ce qui n'est malheureusement pas une nouveauté pour moi - mais ne proteste pas plus que ça, thank goodness. Cependant, elle n'omet pas de dire qu'elle demandera à ses ex-collègues de me couper la main même si j'ai rien. Je la fixe après avoir tourné ma tête de 90°, choqué. « T'allais avoir droit à ton concert privé plus tard, mais maintenant tu peux l'oublier. » dis-je, avant de faire la moue et de me concentrer sur la route. J'ai beau être un peu en colère pour le coup, je suis tout de même content qu'elle soit là : seul, je serais jamais arrivé à l'hôpital sans avoir un accident.

Et puis, malgré tout, je ne peux m'empêcher de sourire suite à son compliment. J'ai beau être un musicien confirmé, ça fait toujours plaisir de savoir qu'on aime m'entendre jouer. Parvenus à l'hôpital, j'hoche la tête quand elle m'ordonne de chercher un docteur mais c'est sur une infirmière que je tombe, dans l'accueil des urgences. Elle se marre devant mon problème, qui plus est... et alors que je pensais que Sae Ra allait m'aider, elle demande à l'autre de me couper la main.
Mon premier geste est d'écarquiller les yeux avant de couvrir sa bouche de ma main d'un coup rapide. « Chuuut. Je peux comprendre que t'aies un coeur de pierre, mais ça c'est too much. » j'affiche un faux sourire en regardant l'infirmière :  « Ne l'écoutez pas, elle a fait un détour par un bar avant de venir ici, si vous voyez ce que je veux dire. » L'employée en question roule les yeux. « Monsieur, je suis désolée mais "être sur le point de devenir le nid d'une araignée" - peu importe ce que ça veut dire - n'est pas une raison valable pour vous laisser passer avant les autres. Il y a des gens avec de réelles urgences ici. » dit l'infirmière sur un ton sec. Mais un médecin qui nous observait me fait signe de le suivre, et je ne tarde pas à le faire, tirant Sae Ra par le poing.

Maladroitement, je tombe sur les genoux d'une femme enceinte sur un fauteuil roulant, visiblement souffrante. Je me redresse en frissonnant. « Je suis content de ne pas être une femme, un jour tu seras... comme ça. » je dis à Sae Ra. « Enfin si tu te trouves un copain... t'en as pas, si ? » demande-je soudainement intéressé. « Pourquoi tu ne travailles plus ici d'ailleurs ? » je suis le médecin tout en la regardant, oubliant un instant mes propres problèmes.

C'est beau une femme enceinte... je me répète en boucle cette phrase, ouvrant un très court instant la bouche pour la contredire, mais je finis par me convaincre du contraire : mes arguments l'énerveront, et quand une femme s'énerve, je préfère ne pas être sa victime (ni même être dans la même pièce qu'elle), vraiment. Je ris quand même quand elle passe son bras autour de mon cou. « Vraiment ? C'est limite si "célibataire" est pas écrit sur ton front. » Je plaisante bien sûr, mais j'avoue que la nouvelle me surprend. Si bien que mes lèvres dessinent un grand "o". « Un sportif japonais ? Ouah, j'avoue que ça m'épate : je sais pas ce qu'il a bien pu te trouver. Mais c'est cool, il a ce qu'il faut comme patience pour te supporter. » Je souris pour lui montrer que je pense pas un mot de ce que j'ai dit.

A moi de passer mon bras autour de son cou, dans un geste qui se veut amical.« Dis à ton beau sportif que s'il brise le coeur de ma Sa Ra, je lui briserai les os un à un, d'accord ?  » Je ne suis pas du genre violent, ni même particulièrement fort, honnêtement. Mais je suppose que le message est passé. Malgré toutes les piques qu'on s'envoie, je suis content pour elle, je veux qu'elle soit heureuse, elle le mérite après tout - et pas seulement parce qu'elle m'avait soigné pas mal de fois gratuitement.

« Nop, je lui fais pas d'infidélités. Je suis parfaitement heureux avec ma musique. » réponds-je sincèrement. La conversation reste sérieuse. « Ah d'accord, je vois. Je suppose que les évènements tristes sont pas rares dans un hôpital... » dis-je, préférant garder une idée "générale" du fameux évènement. Elle a pas l'air de vouloir en dire davantage.

Le médecin m'extrait de mes pensées et me ramène à la réalité. J'avais totalement oublié la raison de ma venue... le stress me regagne et je donne un léger coup de coude à Sae Ra à l'entente du mot "prothèses". Je laisse le médecin examiner ma main tremblante pendant dix bonnes minutes, avec précaution. Il lève ensuite un regard triste, ou désolé, vers moi. Je déglutis. « Il... il faut me couper la main ? » Face au silence du docteur, je reprends : « Oh mon Dieu, c'est pire que ça, je vais mourir, n'est-ce pas ? » je déglutis à nouveau alors que monsieur reste silencieux. « I-il me reste combien de mois à vivre ? J'aurais le temps d'écrire mon testament ? Six mois ? Trois ? Quelques semaines ? Non mais dites quelques chose ! » L'expression faciale de mon interlocuteur reste grave. « Attendez, je reviens. » Quand il s'en va, je regarde Sae Ra. « C'est vraiment la fin... tout être humain, aussi beau, talentueux, génial soit-il, doit mourir un jour. »

Le médecin revient enfin et me donne... « Du sparadrap... ? » Il sourit.« C'est tout ce qu'il vous faut monsieur, ce n'est qu'une piqûre d'araignée. » Voilà la réalité que ne voulais pas entendre. Le médecin garde son sérieux puis sort de la salle. Quand la porte se ferme, je l'entends s'esclaffer de rire. Je bugue pendant deux bonnes minutes avant de regarder Sae Ra tout en me levant du lit : « Ah ouf. Je t'avais dit qu'il n'y avait pas besoin que tu en fasse tout un plat ! » Lui rejeter la faute, c'est tout ce que je sais faire alors que ma fierté est en miettes.

Je me suis pas attendu à ce qu'elle me complimente, le mot "viril" et mon nom sont rarement mis dans la même phrase - ce que je peux comprendre. Mais j'en suis on ne peut plus content, et satisfait. D'ailleurs, le moins que l'on puisse dire c'est qu'elle se marre bien. J'ai qu'à voir la tête qu'elle fait en me proposant de s'occuper de mes obsèques. « Ben vas-y, tu sais quelles sont mes fleurs préférées, et tu trouveras sur mon tel la liste des gens que tu devrais appeler. » réponds-je tout en ignorant la deuxième partie de sa phrase.

Cependant, le médecin coupe court à la conversation et bientôt la réalité me frappe de plein fouet. Honnêtement, j'ai apprécié que Sae Ra soit là, si elle l'avait pas fait d'elle-même, j'aurais très probablement fini par la supplier, voire l'emmerder jusqu'à ce qu'elle dise oui. Mais en vue de l'information que le docteur vient de délivrer avec beaucoup de légèreté et, je le sais, en réprimant un fou rire, j'aurais préféré être le seul témoin de la scène. Heureusement que je l'ai habituée à ce genre de situations où je fais des confettis de ma fierté. Si mon frère était là, je me serais exposé à des remarques du style "je te l'avais dit !", "quand est-ce que tu vas grandir ?" et j'en passe, certainement à un foutage de gueule sans fin aussi, le connaissant. Et je pourrais même pas lui en vouloir. Dieu merci, le seul témoin est ce médecin qui connait pas mon nom et qui, de toute façon, est obligé de garder sa confidentiel de par son métier. Quant à Sae Ra, je lui fais totalement confiance.

Sae Ra passe du mode "amusée" à "effrayante" et me fait reculer de quelques pas, j'ai même droit à une menace qui me fait déglutir. J'hoche la tête, l'air de dire "c'est enregistré". Mais un sentiment d'amusement se substitue à la peur et mon rire se mêle au sien. Elle est vraiment cool comme fille. « J'ai pas oublié le concert, c'est avec plaisir. Et oui on va faire un détour par une pâtisserie, j'ai échappé à la mort quand même, ça se fête, je veux un gâteau aux fraises ! »