Tenue ๑ Les livres s'entassaient. À un intervalle plutôt régulier et carrément effrayant, Minoru se levait pour en chercher un nouveau puis finissait par l'empiler sur les autres. Une tour se créait. Elle dominait la table où il s'était installé pour travailler. Ses enseignants absents, il aurait pu en profiter pour sortir comme n'importe quel autre jeune homme de son âge. Mais il avait préféré venir s'enfermer dans la bibliothèque. Un lieu qu'il affectionnait particulièrement et où il se sentait à l'abri. Les têtes brûlées ne fréquentaient pas cet endroit. Il trouvait donc refuge entre ces étagères quand il souhaitait se mettre hors de leur portée. Minoru traversait à nouveau une mauvaise période. Il ne dormait que quelques heures par nuit, refusait de manger et se montrait agressif avec les membres de sa famille. Sur la défensive et avec les nerfs aussi à vif, il pleurait deux fois plus souvent. Autrement dit, presque tout le temps. Cela amusait ses tortionnaires qui le découvraient parfois dans un coin en pleine crise d'angoisse à sangloter. Ils s'imaginaient responsables de ces larmes quand en vérité il perdait juste pied. Plus que jamais, il les laissait faire tout et n'importe quoi avec lui. Cette semaine on lui avait plongé la tête dans les toilettes plus d'une dizaine de fois. Pour tout dire, ça ne lui faisait plus rien. Il y devenait insensible. Même si ces types l'effrayaient toujours autant, il se disait que tant que ça en restait là, tant qu'ils ne devenaient pas comme lui, il pouvait le supporter.

Son seul havre de paix restait ce lieu que beaucoup d'étudiants n'appréciaient pas à sa juste valeur. Il y passait des heures, des journées entières. Il s'endormait parfois sur sa table, la joue collé contre les pages d'un livre. Le fait de se sentir autant dans son élément l'apaisait. Mais il ne pouvait pas se cacher indéfiniment. Il ne restait plus que lui et deux ou trois courageux. Les lumières s'éteignirent et la voix stridente de la bibliothécaire résonna entre les murs. Malgré les nocturnes, elle avait envie de rentrer chez elle aussi. Elle fermait, il fallait s'en aller. À contre cœur, Minoru rangea ses ouvrages et passa la porte.

Les couloirs de l'université étaient presque déserts à cette heure. Quelques âmes circulaient encore, probablement en direction des dortoirs. Minoru poussa un long soupir, pas pressé de rentrer chez lui, il traînait. Pourtant, son chauffeur devait déjà l'attendre depuis longtemps. Il se disait qu'étant donné la somme que ses parents déboursaient pour ce type, il avait le droit de prendre son temps. Il serra un peu plus fort ses livres contre lui en se demandant ce que quelqu'un de normal aurait fait à sa place. Une autre personne serait partie à l'aventure plantant ce pauvre mec dans sa grosse voiture. Lui, il allait juste rentrer chez lui, continuer d'étudier et puis dormir. Du moins, il imaginait ainsi le déroulement de sa soirée.

« Minoru ? » Il se figea sur place. Aussi raide qu'un piquet. Dans la vie, sans qu'on sache vraiment pourquoi, la loi du plus fort s'appliquait encore à chaque espèce. Il y avait ceux qui se trouvaient en haut et les autres. Quelque chose de semblable imposait une hiérarchie étrange entre les lycées et les étudiants. On trouvait les populaires, les gens normaux, les boutonneux et puis les victimes. Impossible de choisir son rang. Minoru n'avait en tout cas pas pu décider du sien et ne comprenait pas comment il avait pu se retrouver à cette place. Celle de souffre-douleur. « Bah alors, faut rentrer mon chou, il commence à se faire tard. » Cette voix qu'il connaissait si bien. L'intonation. Le grondement. L'ironie. La menace. Tout ça à la fois. Il esquissa un mouvement prêt à reprendre sa marche mais un sifflement le mit en garde. Il n'avait pas le droit de bouger, c'était trop tard. « Il paraît que tu as peur du noir. » Minoru ouvrit grand les yeux et se retourna enfin. L'autre s'approchait. Il en imposait avec sa carrure. Mais surtout avec les deux autres gaillards qui l'accompagnaient.

Le reste se passa trop vite pour qu'il trouve le temps de réagir. Il percevait leurs voix d'une façon lointaine. Déjà bouleversé par la façon dont ils le maintenaient en place. Même s'ils s'agitaient, c'était un jeu d'enfant pour eux de le manipuler comme une poupée de chiffon. Et quand il rouvrit les yeux, il ne vit rien. Du noir, que du noir. Où était-il ? Il bougea et se cogna à des étagères avant de se prendre un manche à balais en plein visage. Là, il comprit. La panique le gagna rapidement et il se précipita vers la porte qu'il commença à cogner de toutes ses forces. « Ouvrez-moi ! Me laissez pas là-dedans ! » Ses jérémiades amusaient les trois autres qui se tapaient dans les mains en riant à s'en décrocher la mâchoire. Bientôt, les cris du jeune Sasaki devinrent plus aiguë. Sa voix se brisait sur les mots et les larmes se mirent à dévaler le long de son visage. Il cognait si fort sur cette porte. Avec ses mains, avec ses pieds, ses jambes, sa tête. Il allait avoir des bleus énormes. Mais il ne pouvait pas rester là. Il se sentait étouffé.

Il suffoquait même quand il lâcha enfin l'affaire et se laissa tomber par terre. Il ramena ses jambes contre lui tandis qu'il continuait de pleurer tout en hurlant de toutes ses forces. Que pouvait-il faire d'autres ? Ils étaient trois à retenir la porte. Même avec toute sa force, il ne réussirait pas à l'enfoncer. Et plus les minutes passaient, plus son état s'empirait. Plus il perdait les pédales.

Tenue ๑ Au début, il lui laissait la lumière allumée. Tous les jours, tout le temps. Il ne connaissait plus l’obscurité. Mais les factures avaient sûrement fini par poser problème. Comment expliquer un montant aussi élevé à sa propre femme ? Alors il ôta ce luxe à son prisonnier. Minoru passa ensuite des journées entières plongées dans le noir. Son kidnappeur espaça aussi ses visites mais surtout se mit à lui apporter beaucoup moins souvent à manger. À la barre, il avait avoué que c'est au moment où sa compagne avait commencé à se douter que quelque chose ne tournait pas rond que la situation lui avait échappé. Les coups, les viols. Minoru associait l'obscurité à ces choses. Il en gardait des séquelles assez importantes. On associait la peur du noir aux enfants. Une crainte qui finissait presque toujours par s'effacer. Avant ces événements, Minoru ne connaissait pas cette appréhension. Aujourd'hui, il dormait avec une veilleuse et la porte grande ouverte. Il ne supportait pas non plus de se sentir enfermé. Les espaces confinés le terrorisaient. Alors là, dans ce minuscule placard à balais, il suffoquait. Il n'arrivait pas à reprendre son souffle devenu saccadé à cause de ses sanglots. Ce blocage qui l'empêchait de respirer lui donnait le hoquet. Il toussait parfois comme s'il s'étouffait. Parfois, il réunissait encore assez de force pour hurler mais bientôt il perdit espoir. Le monde tournait autour de lui. Il avait envie de vomir. Il s'assit donc et se mit en boule. Cela le réconfortait un peu mais pas assez pour le calmer. Sa crise continuait et empirait même. Il n'entendait plus qu'un bourdonnement. Si bien qu'il ne réalisa pas que les rires venaient de cesser. Quand la porte s'ouvrit, il sursauta. Ébloui par la soudaine luminosité il se créa de l'ombre avec sa main. Il ne le remarqua pas tout de suite. Ce jeune homme qui était venu à son secours. Quand ses yeux furent assez habitués, il baissa son bras et le découvrit. La stupeur se dessina sur son visage.

Un cri strident lui échappa. Il s'affola immédiatement de cette ressemblance si frappante. Pour se protéger, il se glissa en arrière jusqu'à ce qu'il heurte les étagères du fond dont le contenu s'écroula sur lui. Le coin d'un outil percuta le coin de son front et le décora d'une belle entaille rougeâtre. Mais le pauvre Minoru n'avait pas le temps de ressentir cette douleur. Il ne criait plus mais sa poitrine se soulevait à un rythme incroyable. Il n'en croyait pas ses yeux. Ses traits, son air, sa bouche. Trop de choses lui rappelaient son kidnappeur. Il pensa même qu'ils se ressemblaient trop pour qu'il ne soit pas en train d'halluciner, ou alors, peut être que c'était lui ? Non, ça, c'était impossible. Sa tête lui hurlait de s'enfuir. Cette solution se présentait comme étant la meilleure. Alors difficile, il se releva. Ses jambes étaient comme du coton et soutenaient son poids tant bien que mal. Il manqua d'ailleurs de s'écrouler mais se rattrapa de justesse tout en faisant signe à l'inconnu de ne pas venir. « N'approche pas. » Lui conseilla-t-il sur un ton autoritaire qui ne lui ressemblait absolument pas. Lorsqu'il trouva enfin son équilibre, il lui passa devant pour quitter cet endroit terrifiant. Mais il ne put même pas franchir la porte. Ses jambes refusaient de le porter plus loin. Il tomba à nouveau à genoux, juste devant lui, tremblant de la tête aux pieds. Il passa sa main dans ses cheveux et remarqua alors seulement le sang sur ses doigts. Cela ne l'aida pas à se sentir mieux. Bien au contraire, il se sentait encore plus nauséeux maintenant. Épuisé d'avoir pleuré tout ce temps, migraineux, il se releva malgré tout, chancelant un peu. Face à lui, et beaucoup plus proche. La ressemblance était encore plus troublante. Il tendit une main tremblotante pour frôler son visage du bout des doigts. « Tu ressembles... à quelqu'un que je connais bien. » Et de tout son poids, il s'effondra sur lui avant de perdre connaissance. Il ne l'avait même pas remercié pour son geste héroïque.

Tenue ๑ Minoru ne gardait que peu de souvenirs du procès. À l'époque, encore trop bouleversé et bousculé par un tas de nouveautés, il captait mal ce qui lui arrivait. Il se trouvait en plus sous un traitement plutôt lourd pour aider à calmer ses nerfs. Alors complètement anesthésié, il n'avait répondu que par des hochements de tête, quelques « oui » ou « non » aux questions posées. Incapable de livrer son histoire, et ça encore aujourd'hui malgré le fait que pas mal de temps se soit écoulé. Il n'avait prêté attention à aucun moment aux bancs qui regroupaient la famille de son kidnappeur. Ses parents, sa femme, ses enfants. Il ne se rappelait pas d'eux. Le seul visage qui demeurait ancré à son esprit, c'était le sien. Ainsi, quand son regard se posa sur Tsubasa, il réagit dans la seconde en poussant un cri et en cherchant à tout prix à s'éloigner. Il se blessa même mais ne ressentit pas la douleur. Trop paniqué à l'idée de se trouver face à son agresseur. Il lui recommanda de garder ses distances pendant qu'il essayait de se remettre sur pieds. Ce qui s'avérait peu évident pour lui. Ces émotions trop fortes le troublaient à un point où il sentait ses jambes peu enclines à supporter son poids. Il voulait partir. Ne plus affronter ce visage. Tandis qu'une voix dans la tête lui chuchotait que ça n'était qu'une coïncidence l'autre beaucoup plus puissante hurlait qu'il valait mieux se tirer de là tout de suite.

Quand il réussit enfin à tenir debout. La curiosité l'emporta sur ses peurs. Il s'avança vers lui. Apeuré, intrigué mais surtout fasciné par cette ressemblance. Il le frôla en cherchant à s'assurer que ce mec était bien réel et pas un simple produit de son imagination. Mais quand il sentit sa peau sous ses doigts, il fronça légèrement les sourcils et pencha sa tête sur le côté. Comment pouvait-il autant lui ressembler ? Presque des jumeaux. À l'exception qu'il était beaucoup plus jeune. Il ravala sa salive avant d'oser lui dévoiler ce qu'il pensait depuis le début. Et bizarrement, plus il le regardait. Plus il se sentait à l'aise. Pendant des années, son quotidien s'était résumé à un seul homme. Accepter la réalité était bien plus difficile que de repenser ou revivre tout ça. Un faible sourire se dessina sur ses lèvres juste avant qu'il ne perde connaissance. Une part de lui refusait de fermer la porte à ce cauchemar. Au fond de ses entrailles, cet homme là lui manquait.

Pendant de longues minutes, il demeura inconscient sur le lit de l'infirmerie. Tout doucement, il finit par rouvrir les yeux. D'abord ébloui par la lumière, il se cacha le visage avec ses mains et gémit. Sa mémoire lui revint doucement. Le placard, le sauvetage, le sosie. Il se dégagea la vue pour constater qu'il n'était pas parti. Il ne l'avait pas abandonné. « Tu m'as porté jusqu'ici ? » Demanda-t-il d'une toute petite voix un peu tremblotante. « Merci. » Il se redressa un peu de manière à se retrouver assis et grimaça en sentant une douleur vive au niveau de son front. Il se souvint de l'outil qui lui était tombé dessus. Il toucha sa plaie pour vérifier puis soupira en voyant du sang. Qu'est-ce qu'il allait bien pouvoir raconter comme mensonge à sa famille ? Enfin, pour le moment, ce qui l'intéressait c'était surtout ce jeune homme qui venait de le sauver d'une nuit entière dans le noir d'un placard à balais. Il s'assit sur le bord du lit juste pour être un peu plus proche et pouvoir mieux l'observer. Son regard se fit intense tandis qu'il détaillait son visage.

« C'est dingue. Je... Tu ressembles tellement à cette personne. » Et à nouveau, il sourit. Il arrivait à l'évoquer en souriant. Parce qu'il enterrait tout le mal qu'il lui avait fait et mettait toujours en valeur le reste. « Je m'appelle Minoru. Et toi ? » Il pouvait au moins connaître le prénom de son sauveur, non ?

Tenue ๑ Le syndrome de Stockholm découle d'un aménagement psychologique qui s’enclenche pour tenir le coup face à une situation particulièrement angoissante. La plupart du temps, on l'associe à une prise d'otage. Mais les psychologues se permettaient de qualifier ainsi le comportement et les sentiments étranges de Minoru envers son ravisseur. Après le choc de l'enfermement, il avait été contraint de se construire une nouvelle façon d'appréhender la réalité. Une réalité dans laquelle il devait sa vie à cet homme. Un mélange de dépendance, d'affection et de compassion. Malgré les coups, malgré les viols. Minoru ne conservait et n'acceptait de parler que des bons moments. Il omettait volontairement tout le mal. Il désirait presque oublier cette partie sombre qui pourtant continuait de le hanter et de le plonger dans des cauchemars atroces. Cela expliquait sa réaction en deux temps. De la peur d'abord. Puis une fascination. D'où sortait ce garçon qui lui ressemblait tant ? Il avait tout de lui. Mais après ses larmes et la stupeur de se retrouver face à un visage si familier, il s'effondra dans ses bras, épuisé par ce tourbillon d'émotions qui venaient de le balayer. Cela lui arrivait régulièrement. Il collectionnait les malaises mais aussi les crises d'angoisse. Il passait par des périodes plus calmes ou d'autres plus dévastatrices. Une santé mentale à l'équilibre fragile par définition.

Après s'être réveillé, il découvrit que son sauveur se tenait toujours à ses côtés. Et au lieu de se sentir menacé ou effrayé par la ressemblance, cela le rassura. C'est bien simple, il ne parvenait pas à détourner les yeux. Il le fixait avec intensité presque sans cligner des yeux. Il cherchait les différences mais souriait à chaque fois qu'il trouvait une nouvelle similitude. Plus confiant, il s'approcha même. Il voulait mieux le voir. L'effet de surprise passé, la curiosité le gagnait. Il hocha lentement la tête et s'occupa lui-même de sa blessure. Un peu de désinfectant puis il posa une compresse sur son front. Ça piquait un peu mais ça n'était pas insupportable non plus. Il le regardait toujours. Jusqu'à ce qu'il pose la fameuse question. Alors seulement il baissa les yeux. « Quelqu'un que j'aimais bien. » Il ne prononçait pas son nom. Il ne parlait jamais négativement de lui. Il ne l'insultait pas et ne le détestait pas. Cela dérangeait son entourage qui ne comprenait pas son raisonnement. On le regardait souvent de travers. On se disait qu'il était juste malade. Très malade. Que toute cette histoire lui avait retourné le cerveau. En vérité, personne n'essayait d'en discuter avec lui pour mieux cerner tout ça.

« Tsubasa. » Répéta-t-il, heureux de mettre un nom sur ce visage et de pouvoir ainsi le dissocier de ses souvenirs. Il relève la tête pour suivre les mouvements du jeune homme. Il l'intriguait. Le fascinait même. Il avait envie de le connaître. A sa question, il s'obligea à rire pour dédramatiser. Il n'aimait pas qu'on le prenne pour une victime même si clairement il l'était. « Pour s'amuser, peut être ? » Il lui demandait comme s'il pouvait trouver à sa place une raison qui justifierait le comportement de ses idiots. Minoru haussa les épaules. Il en voyait de toutes les couleurs depuis son arrivée sur le campus alors un peu plus ou un peu moins, ça ne l'affectait pas tellement. « Tu ne devrais pas t'excuser. Mais moi oui. J'ai crié alors que... » Il se mordit doucement la lèvre. Ce mec était venu à son secours. Tout l'inverse de ce visage qui le hantait toutes les nuits. Cet homme lui avait fait tant de mal. Il lui avait tout pris, tout volé. « Alors que tu voulais juste m'aider. Merci. » Il n'arrêtait pas de le remercier sans se douter une seule seconde du nombre de fois où Tsubasa avait agit dans l'ombre pour le protéger. Il retira un peu sa compresse mais il continuait de saigner. Il grimaça en se disant que ça devait être plus profond qu'il ne l'imaginait. Si seulement il n'avait pas paniqué comme ça. Qu'est-ce que Tsubasa avait dû penser ? Son téléphone se mit alors à sonner. Sa mère, évidemment. Elle devait s'inquiéter maintenant. Il décrocha et se fit bien sur passer un savon. Le chauffeur était parti à sa recherche dans tout le quartier avant de rentrer paniqué et ils étaient même à deux doigts d'appeler la police. « Mais non maman, je t'ai déjà dit d'arrêter de t'inquiéter et de ne surtout pas appeler la police pour si peu. Je vais me débrouiller pour rentrer. » Il raccrocha. Et se leva, encore un peu sonné. Il sentit ses jambes prêtes à se lâcher mais réussit à tenir debout en s'accrochant au lit. « Est-ce que je peux te demander quelque chose ? » Il n'aimait pas abuser de la gentillesse des autres mais face à cette situation. Il ne lui restait pas trop de solution. Il ne pouvait pas se présenter avec le front en sang chez lui et sans raison valable justifiant son retard. « Est-ce que tu veux bien me mettre un pansement et euh... me raccompagner ? Cela rassurera ma mère de me voir arriver avec quelqu'un. S-si tu ne veux pas c'est pas grave hein. Je me débrouillerai après tout c'est ma faute si je me suis retrouvé là-dedans. Je veux dire.. enfin. » Comme d'habitude quand il stressait, Minoru s'emmêlait les pinceaux. Bien conscient de sa demande particulière, il ne se le serait jamais permis s'il n'en avait pas besoin pour ménager sa mère. Il tenait à veiller sur elle et à ne pas la faire souffrir. Elle avait déjà assez souffert par sa faute.

Tenue ๑ Il ne parlait pas de lui. Normalement. Mais fallait avouer que la situation était plutôt particulière. Il se trouvait face à une personne qui lui ressemblait trait pour trait. Certes, avec une vingtaine d'années en moins, mais Minoru le voyait partout. Dans la forme de ses yeux, grâce à sa mâchoire un peu carré et même au travers de sa voix. Il s'exprimait de la même façon. Il entendait cette même intonation. Une chaleur identique et rauque qui le replongeait quelques temps en arrière. Il s'obligeait à le regarder autrement, se répétait sans cesse son prénom. Tsubasa. Il s'appelait Tsubasa. Et ce n’était pas lui. Après cet aveu, appuyant la compresse contre sa blessure, il ne le lâchait pas. Il détaillait le moindre de ses mouvements. Il l'hypnotisait presque. Ce garçon le fascinait. Il l'attirait et le rendait curieux. Minoru désirait en apprendre davantage sur lui. Il voulait le connaître. Quelque chose de familier se dégager de Tsubasa. Il devrait le craindre mais sa présence le rassurait, le réconfortait. Il se sentait enfin comme à la maison et non plus en terrain inconnu. Il sursauta devant la maladresse de son nouveau sauveur. Puis se mit à rire. Tout doucement, en plaquant sa main libre sur sa bouche pour étouffer le bruit et ne surtout pas le vexer. Voilà une différence. Il ne laissait jamais rien lui échapper. Il veillait toujours à ne pas faire de bruit. « J'espère que tu n'as rien cassé, on ne devrait même pas être ici. » Et malgré tout, il continuait de sourire. Amusé mais détendu surtout. Il se demandait pourquoi il avait eu peur de cet étudiant. De toute évidence, il n'y avait aucune raison.

Cela lui plaisait qu'il traite ces garçons d'idiots. Lui aussi, il les trouvait bêtes. Mais malheureusement, il ne faisait pas le poids face à eux. Il n'essayait même plus de se débattre ou de s'enfuir. Il haussa les épaules ensuite. « Et il y a des faibles pour les satisfaire. » Loin d'être inconscient de sa situation, il soupira. Il s'était habitué à tout ça. C'était son quotidien après tout. Il ne se passait pas un jour sans qu'on le malmène. Mais devant tout ce qu'il avait enduré, ça n'était pas grand chose. Son portable se mit à vibrer pour le ramener sur terre. Sa mère. Il prit une profonde inspiration avant de décrocher. Il ne fallait pas l'inquiéter ni même la laisser se douter de quoi que ce soit. Minoru était passé maître dans l'art. Il tenait tant à ne plus la faire souffrir. Il se sentait coupable de son malheur. Comme lui, elle réussissait à rester debout grâce à un des médicaments et perdait souvent ses moyens dans des crises plutôt terrifiantes. Il lui servit donc un beau mensonge pour l'apaiser et lui raconta qu'il s'était fait un ami à la bibliothèque. Elle se calma aussitôt. Le bonheur de découvrir que son fils se faisait des amis surpassait le reste. Il raccrocha et demanda à Tsubasa de lui venir en aide encore une fois. Il se servait surtout de tout ça comme excuse pour passer encore un peu de temps avec lui. Il aurait aussi bien pu demander à sa mère de venir le chercher.

Il leva les yeux vers lui quand il le lui demanda et se perdit à nouveau dans sa contemplation. Son regard devint plus intense. Il ravala sa salive, le cœur battant devant cette proximité. Tsubasa le perturbait vraiment.

« Je te ramènerai des gâteaux demain... ou non, je t'invite à manger. » Il tenait à le remercier. Parce qu'il était venu à son secours et s'était sûrement battu pour lui. Mais aussi parce qu'il acceptait de le raccompagner. « Allons manger ensemble une fois, tu ne peux pas dire non. Je tiens à te remercier. » Et comment dire non à une bouille pareille ? Minoru lui faisait les yeux doux liant ses mains pour le supplier d'accepter sa proposition. Cela lui faisait une bonne excuse pour le revoir en plus.

Mais l'attendre ici ? Pas question ! Minoru réagit au quart de tour et l'attrapa par le bras avant qu'il ne puisse l'abandonner à son sort. « Non ! » S'écria-t-il. Et quand il réalisa son geste, son visage vira au rouge. Il plaça ses mains dans son dos comme un garnement qui aurait été pris la main dans le sac. D'où il le touchait ? Lui qui tenait normalement à éviter tout contact ? Il passa sa main dans ses cheveux et cogna sa blessure ce qui le fit grimacer. Rah, il avait l'air ridicule. Tsubasa allait sûrement se moquer de lui. « Je viens avec toi. Je veux pas rester seul. » Et c'est comme ça qu'il se mit à suivre son héros du jour.

Dans les couloirs sombres, Minoru ne faisait plus tellement le malin. Il craignait l'obscurité et trouvait en plus ce silence terriblement pesant. Il marchait derrière Tsubasa en jetant de petits coups d’œils par-dessus l'épaule de ce dernier. Jusqu'à ce qu'un bruit résonne dans les couloirs. Là, il sursauta et accéléra pour le rattraper. Il encercla son bras avec les siens, s'y accrochant comme un koala alors que quelques minutes plus tôt il se disait qu'il valait mieux qu'il garde ses distances. « T'as entendu ? » Il se croyait dans un film d'horreur, parfaitement. Il n'en avait jamais regardé pourtant. Sa joue se colla instinctivement à l'épaule de Tsubasa alors qu'il regardait dans toutes les directions à la recherche de l'origine de ce son étrange. Il avait bien une théorie mais il se retenait de la prononcer à haute voix. Il n'avait pas envie que l'autre le prenne déjà pour un fou. Ils venaient de se rencontrer. Une rencontre déjà plutôt particulière. Pas la peine d'en rajouter une couche. Mais malheureusement, le jeune Minoru n'était pas très doué pour tenir sa langue. « Je suis sur que ce sont des fantômes. T'y crois toi aux fantômes ? Moi j'y crois. Faut bien qu'on aille quelque part après la mort. Ils sont pas contents parce qu'on les a réveillé tu vois ? À cette heure-ci, c'est la sieste des fantômes. » Et voilà Minoru avec ses histoires farfelues.

Tenue ๑ Les enfants normaux passaient des après-midis entières à prépare de beaux et bons petits gâteaux auprès de leur mamie. D'après ses grands frères, ils passaient autrefois tous les mercredis en compagnie de leurs grands parents. Mais Minoru ne s'en souvenait pas. Il ne parvenait pas à retrouver ses souvenirs. Toute cette partie de sa vie semblait placée sous verrou. La psychologue désignait et voyait ce trou de mémoire comme un système d'autodéfense. Pour survire toutes ses années loin de ses parents, elle expliquait que Minoru avait choisi volontairement d'effacer tout ce qui se rapportait à eux. Il les avait oubliés pour ne plus souffrir, pour ne plus ressentir le manque et un peu par résignation aussi. Il ne pensait pas reprendre un jour une vie normale. Du coup, il ignorait des tas de choses. Par exemple, il ne savait pas cuisiner. C'est pourquoi la question de Tsubasa effaça un peu son sourire. Il ne pouvait tout de même pas lui avouer qu'il était à peine capable de faire cuire des pâtes. Et en même temps, il avait envie d'essayer pour lui. Parce qu'il désirait remercier cet inconnu qui était venu à son secours et qui ne semblait pas réclamer quoi que ce soit en retour. Mais aussi parce que, même s'ils ne se connaissaient pas et qu'ils se croisaient pour la première fois, Minoru se sentait proche de lui. Il ne se voilait pas la face se doutant bien que cela provenait grandement de sa ressemblance avec son tortinaire. Pourtant, il était curieux et prêt à le découvrir lui qui, en temps normal, préférait fuir les autres. Il se mordit la lèvre avant de lui répondre, embarassé et à la rechercher d'une bonne excuse. Heureusement, il détourna son attention en lui proposant aussitôt de prendre un repas ensemble. De cette manière, il n'avait pas à lui mentir et cela lui offrait tout de même l'occasion de le revoir.

« Tu ne peux pas refuser. » Répliqua le jeune étudiant. Les mains toujours liés, la lèvre retournée dans une petite moue adorable, il attendait qu'il accepte de manière officielle son invitation. Au final, un sourire triomphant illumina le visage de Minoru. Il leva les deux pouces en l'air, satisfait de sa petite mise en scène. « Adjugé vendu alors ? » Minoru cherchait déjà où ils allaient bien pouvoir manger ensemble. Il n'avait pas l'habitude de sortir et ne connaissait pas les endroits branchés où les jeunes de leur âge se rendaient. Et s'il demandait à ses frères ? Ou non, à Ji Hyuk ? Il devait aller régulièrement dîner avec son petit copain, non ? Bref, pour sceller leur petit accord, il tendit son petit doigt à Tsubasa. « C'est promis alors, on ira manger ensemble et tu me laisseras tout payer ? » La famille Sasaki ne manquait pas d'argent. Ses parents étaient deux célèbres scientifiques et gagnaient très bien leur vie. Puis ils étaient si heureux d'avoir retrouvé leur fils qu'ils ne lésinnaient pas sur l'argent de poche et les cadeaux.

Tsubasa ne se moqua pas de sa maladresse. Il ne l'entendit pas rire. Il ne détecta pas de mépris dans son regard. Au contraire. Son sourire, si chaloureux, secoua son pauvre cœur. Parce qu'il lui ressemblait encore plus de cette manière. Minoru retint sa respiration dans l'espoir que cela soulage et calme un peu les battements qui animaient sa cage thoracique. Il ne le laissait pas. Il ne l'abandonnait pas. Il relâcha toute l'air dans un long soupir de soulagement et sautilla gaiement derrière lui.

Mais à cette heure, plus aucune lumière n'éclairait les couloirs de l'université. Il n'y avait que les loupiotes des sorties de secours qui brillaient dans le noir. Minoru ne se sentait pas totalement à l'aise. Pas rassuré. Il sursauta et se réfugia auprès de Tsubasa lorsqu'un bruit sourd résonna dans l'enceinte de l'établissement. Peut être que les sales types d'avant les attendaient pour les achever à coup de barres métaliques ? Ou bien ce n'était que la tuyauterie. Non, attendez, il s'agissait de fantômes. Ça ne pouvait être que ça. D'ailleurs, cette idée s'imposa si naturellement à Minoru et lui paraissait si vraisemblable qu'il ne réussit pas longtemps à retenir ses ardeurs. Il dévoila le fond de ses pensées à Tsubasa sans cacher ses sentiments et même, en se collant encore plus à lui. Alors qu'il s'attendait encore une fois à ce qu'il se mette à rire ou bien à ce qu'il le contredise, Tsubasa entra dans son jeu. Un peu surpris, Minoru plissa les yeux. Est-ce qu'il faisait ça pour mieux se payer de sa tête ensuite ? Une ronde nocturne ? Il marquait un point. Ça ne pouvait être que ça. « Tu crois qu'ils surveillent quoi ? Non, attends. Est-ce que tu penses que ce sont les fantômes des anciens élèves ? Ou plutôt des esprits totalement étrangers ? Moi je crois qu'y a des deux. Les fantômes ça peut se balader n'importe où non ? » Il n'arrivait pas à se retenir. Une fois qu'on le lançait, Minoru se perdait forcément dans les méandres de son imagination débordante. Il s'apprêtait à ajouter quelque chose mais Tsubasa le devança. Et sa demande le laissa perplexe. Lui faire confiance ? Il lui demandait de lui faire confiance ? Minoru pinça ses lèvres. Il avait envie de lui faire confiance. Il se sentait bien à ses côtés. Pourtant, il le délivra de sa prise craignant de le mettre mal à l'aise. Pour une fois que ce n'était pas lui qui se trouvait gêné par un contact puis il secoua la tête. « Tu peux pas deviner. Après tout, tu ne sais pas non plus pourquoi les autres s'en prennent à moi. » Pas plus que Minoru en tout cas. Le jeune garçon se demandait souvent ce qu'il avait fait pour mériter ça mais aussi pourquoi il avait attiré l'attention de son kidnappeur des années plus tôt. Cela ne le travaillait pas au point de l'angoisser mais tout de même, pourquoi lui et pas un autre ?

Puis un nouveau bruit et Minoru sursauta. Il se rapprocha de Tsubasa à nouveau puis tira légèrement sur la manche de celui-ci. Pas de temps à perdre. Il n'avait pas envie de rester dans les parages. « Viens, on s'en va. Alleeeeez plus vite ! S'il te plaaaait. » Il marchait beaucoup plus vite que son sauveteur et le tirer derrière lui pour qu'il se dépêche d'avancer. Faut dire que tout ça l'effrayait pas mal.

Quand enfin, ils se retrouvèrent dehors, Minoru souffla un grand coup. Il se sentait mieux à la lumière de la lune et des lampadaires que dans les couloirs. Pendant un bon moment, il marcha silencieusement aux côtés de Tsubasa. De temps à autre, il lui jetait un coup d'oeil. Encore et toujours fasciné par tant de ressemblance. Cela l'intriguait tellement. Comment pouvait-il lui ressembler à ce point ? Au bout d'un moment, il s'éclaircit la gorge, prêt à reprendre la parole. « Tu es donc un étudiant de la section art. » Dit-il comme s'il tentait de dresser petit à petit un portrait de Tsubasa. Cela lui plaisait d'en apprendre un peu plus sur lui. « Tu étudies quoi comme matière ? » Il était curieux et mourrait d'envie de le découvrir. Peut être pourront-ils devenir amis ? Une petite voix au fond de lui hurlait de garder ses distances mais d'un autre côté il se sentait si attiré par ce garçon. Il s'en voulait que cela ne vienne que de son physique qui le troublait tant. Tsubasa n'apprécierait probablement pas s'il apprenait la vérité.

Tenue ๑ À chaque fois que Tsubasa lui parlait, son cœur déraillait. Il s'attendait tellement à l'entendre se moquer de lui. Pourtant, il le suivait dans son délire. Il agrémentait même son histoire un peu farfelue sur les fantômes. Minoru se demandait s'il agissait de la sorte par pitié. Il ne voyait aucune autre explication plausible. Puis il se souvenait qu'il l'avait sauvé d'une longue nuit enfermé dans un placard à balais. Tsubasa se tenait donc du côté des gentils. Est-ce qu'il pouvait avoir confiance en lui dans ce cas ? Minoru ouvrait la porte à peu de gens. Il ne se laissait pas facilement approcher. Il se méfiait des autres. Il les craignait. Il ne se sentait pas à l'abri. N'importe qui se trouvait en mesure de le blesser. Il avait conscience de ses faiblesses. Avec Tsubasa, quelque chose de différent se produisait. Cela lui paraissait plus simple parce qu'il n'avait pas l'impression de faire face à un inconnu. Du coup, il s'approchait. Il le touchait. En temps normal, il préférait instaurer une certaine distance mais là il ne réussissait pas à la respecter. Parce que Tsubasa l'intriguait. Il ne l'observait pas comme une bête curieuse, ils discutaient calmement ensemble, il ne l'attaquait pas et ne le rabaissait pas non plus. Minoru ne le comprenait pas. D'où sortait ce mec ? Et plus il le regardait, plus l'étrange sensation de l'avoir déjà vu quelque part s'insinuait en lui. Il ne pensait pas juste à la ressemblance. Non, c'était plus que ça. Mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Ce souvenir là semblait appartenir à tous ceux qu'il plaçait sous clé dans un coin de sa mémoire, impossible d'y accéder. Du moins, pas maintenant.

Dehors, les mains dans le dos, soulagé de ne plus vagabonder dans les couloirs hantés de l'université, Minoru respirait à nouveau. Les lampadaires éclairaient la route et cela le rassurait. Il n'appréciait guère l'obscurité. Tsubasa n'avait d'ailleurs pas besoin d'assister à une autre de ses crises d'angoisse. « Ah euh oui.. Oui, ça va mieux, merci. » Il s'inquiétait pour lui ? Minoru souffla avant de lever les yeux vers le ciel. Ils marchèrent silencieusement pendant quelques minutes. Enfin, l'étudiant en littérature sautillait plus qu'il ne marchait en vérité. Cela l'amusait. Il joua même au funambule sur le bord du trottoir. Des tas de questions lui brûlaient les lèvres. Il avait envie de connaître Tsubasa. De tout savoir de lui. Même le détail le plus insignifiant de sa vie. Et il se rendait bien compte au fond de lui que cette fascination était malsaine. Il ne résista néanmoins pas longtemps ne tardant pas à l'interroger sur ses études. Ils n'allaient tout de même pas faire toute la route sans se parler non ? Il n'y avait rien de mal à lancer un sujet de discussion Oui, il n'assouvissait pas sa curiosité. Il papotait simplement pour faire passer le temps. Voilà ce qu'il se racontait dans sa tête.

Danse, chant, photographie. Un artiste alors ? Minoru l'observait du coin de l'oeil. Son kidnappeur chantait aussi. Il chantait bien en plus. Des chants religieux. Il n'avait jamais compris pourquoi il aimait lui chanter ça d'ailleurs. « Tu me montreras un jour ? » L'un ou l'autre, au mieux les trois. Il avait vraiment envie de l'entendre, de le voir bouger et de découvrir son univers. C'était plus fort que lui. Mais il le lui réclama d'une petite voix timide. C'était peut être déplacé ? Ils ne se connaissaient pas. Tsubasa n'avait peut être pas envie d'être son ami. Il ravala sa salive pour dissimuler sa gêne. Ce n'était pas son domaine les relations humaines. Il passa sa main dans ses cheveux face à ce coup de chaud. Il se sentait ridicule. « En lettres modernes. Hm. En première année. Je devrais être en deuxième mais j-je... j'ai un peu de retard. » Il haussa les épaules. Avec un peu de chance, il ne lui demanderait pas pourquoi. Il n'avait pas envie de lui mentir. Pas à lui. Il avait peur de ne pas réussir à le faire. Les médecins étaient épatés de l'avoir vu rattraper son retard scolaire aussi facilement. Il avait juste passé son diplôme un peu après les autres. Mais grâce à l'enseignement de son ravisseur, il s'en était plutôt bien sorti.

Il pensa alors à leur futur dîner ensemble et se mordit la lèvre. Il se demandait encore comment il allait faire pour trouver un endroit pas trop nul. Il ne voudrait pas faire fuir son sauveur. Il se retourna d'un coup pour pouvoir lui faire face. Pendant qu'il marchait en arrière, ses mains toujours dans son dos comme un gosse, Tsubasa marchait en avant. « Qu'est-ce que tu aimes manger ? Du poisson ? De la viande ? » Il pencha sa tête sur son côté quand il lui posa sa question. Il désirait tellement faire les choses biens, ne pas le décevoir et le remercier du mieux possible. « Est-ce que tu bois du coca ? » Il s'arrêta d'un coup, le surprenant sûrement et se dressant ainsi juste devant lui. « De la bière peut être ? » Il leva un sourcil alors qu'un petit sourire se glissait sur ses lèvres. « Si tu prends de la bière, tu me laisseras y goûter ? » Minoru n'avait pas l'âge de boire. La dernière fois qu'il était sorti avec ses frères, il avait bu un cocktail qui avait une jolie couleur mais pas de la bière et il voyait souvent ses aînés en consommer.
 

Tenue ๑ Minoru n'aimait pas la nuit. Cela lui rappelait trop toutes ces journées passées dans l'obscurité. Alors il restait souvent éveillé jusque très tard à lire des romans. L'angoisse empêchait le sommeil de venir le cueillir. Et puis, passée une certaine heure, il préférait ne pas mettre le nez dehors. Il restait donc normalement enfermé dans sa chambre, bien à l'abri de ses démons. Là, sous le ciel étoilé, il devrait ressentir de la peur, suffoquer et courir dans tous les sens. Il marchait pourtant l'air serein aux côtés de son sauveur. La présence de Tsubasa le rassurait. D'une certaine manière, il l'apaisait. Minoru ne comprenait pas pourquoi. Il ignorait tout de ce garçon mais se sentait prêt à placer en lui une confiance aveugle. Son physique le perturbait mais le réconfortait aussi. Contrairement au reste de sa famille, il ne le voyait pas comme un étranger. Même si une petite voix, celle de la raison, continuait de tirer sur la sonnette d'alarme, il avait décidé de ne pas l'écouter. Tsubasa ne représentait pas une menace à ses yeux. Il tenait réellement à se lier d'amitié avec ce garçon. Même s'il n'était malheureusement pas très doué pour ça, il espérait arriver à se faire une petite place dans sa vie. Il osait parfois quelques coups d'oeil dans sa direction. Et s'il ne voulait pas lui en faire ? Peut être qu'il se montrait aussi gentil par simple politesse et qu'en vérité il ne le supportait pas. Minoru frissonna à cette possibilité. Il n'avait pas envie de laisser passer cette chance. En gardant Tsubasa près de lui, il souhaitait retrouver la personne qu'il avait aimé de tout son cœur pendant près de dix ans.

Et en plus, il chantait aussi. Avec un peu de chance, leurs voix auront aussi quelques ressemblances. Il entendant en tout cas la même intonation dans celle de Tsubasa. Mais danser seulement ? Minoru gonfla les joues, peu satisfait par cette réponse. Oh, celui lui plairait sans doute de le voir se déhancher mais il tenait bien plus à l'écouter chanter. Il dissimula sa frustration en poussant un long soupir puis se pinça les lèvres. Est-ce qu'il pouvait lui demander ? Cela ne se faisait peut être pas ? Roh, et puis zut, il le trouvait surement déjà très bizarre, un peu plus ou un peu moins, ça ne changeait rien. « Tu n'as pas envie que je t'entende chanter ? Je suis sur que tu chantes bien. Rien que quand tu parles... » Il s'arrêta sentant qu'il allait beaucoup trop loin dans ses explications. Il n'avait pas le droit de dire que sa voix lui rappelait celle de quelqu'un d'autre, de cette personne là surtout. Il toussota pour masquer sa gêne et embraya sur autre chose. « Je veux dire, je serais ravi de te voir danser. Tu dois être très bon si tu as intégré l'université grâce à ça. » C'était plutôt bien rattrapé non ? Il l'espérait. Il valait mieux qu'ils changent de sujet.

C'est pourquoi Minoru mentionna à nouveau leur futur repas ensemble. Il le questionna sur ses goûts estimant qu'il s'agissait d'un point important pour choisir le restaurant. Même s'il devra de toute façon demander de l'aide à quelqu'un puisqu'il n'en connaissait absolument aucun. À part les grands restaurants gastronomiques où ses parents l'emmenaient parfois mais il ne pensait pas que ce soit le bon endroit pour créer l'atmosphère d'une sortie entre amis. Tsubasa confirma le fond de ses pensées quand il prononça le mot 'convivial'. Aussitôt, un petit sourire se glissa sur les lèvres de Minoru qui ne put s'empêcher de le relever. « Tu as envie de quelque chose de convivial alors ? C'est noté. » Il joignit son index et son pouce dans un signe signifiant : ok, bien reçu, avant de continuer à l'interroger sur ses goûts. Il avait envie de tout savoir de ce garçon. Tout, absolument tout. Donc le coca était sa boisson préférée ? Il nota ça dans un coin de son esprit puis secoua la tête à sa question. « Non, je n'ai pas l'âge. J'ai bu de l'alcool une seule fois. J'étais de sortie avec mes frères et euh... ça s'est plutôt mal terminé. » Il grimaça et mima la bagarre avec ses poings. Peut être qu'il n'avait pas besoin de lui raconter toute l'histoire pour qu'il comprenne qu'une fois de plus il s'était attiré des ennuis. D'ailleurs, pourquoi ne se cachait-il pas derrière un masque ? Il préférait s'inventer une vie plutôt que de se dévoiler. Là, il ne se donnait pas la peine de mentir. Il n'en ressentait ni l'envie, ni le besoin.

« Tu as des frères et sœurs ? » Demanda-t-il d'un coup. L'évocation de ses frangins l'avait amené à déclencher cette curiosité. « Moi j'ai trois frères. Deux grands -ce sont des jumeaux- et un petit. » Il fit le chiffre trois avec ses doigts tout en rayonnant de fierté. Il avait beau entretenir des rapports étranges avec ses aînés, il n'en restait pas moins heureux au fond de lui d'avoir retrouvé sa famille. Ou plutôt d'avoir une famille tout simplement.  
 

Tenue ๑ S'il aimait la musique ? Minoru agita vivement son menton tant la question lui paraissait absurde. Il ne connaissait peut être pas les derniers groupes à la mode mais il appréciait d'entendre leurs douces mélodies à la radio. Cela lui rappelait toutes ces années à l'écouter chanter. Au début, il avait usé de ses cordes vocales pour tenter de le calmer, de sécher ses larmes. Puis petit à petit, cela s'était transformé en rituel. Il descendait le soir et lui offrait une berceuse. Des louanges à Dieu très souvent mais ce qui comptait demeurait le son chaleureux de sa voix. Jusqu'à ce que la situation dérape. Alors il n'avait plus jamais pu l'écouter. L'oreille de Minoru saisissait des intonations familières dans la manière dont Tsubasa s'exprimait. C'est pourquoi il était déçu que son sauveur lui refuse un concert. Mais il ne pouvait pas l'obliger. Il n'aimait pas non plus qu'on le force à faire des choses qu'il n'avait pas envie de faire. Il ne s'attendait donc pas à ce que Tsubasa laisse cette porte entre-ouverte. Cela gonfla son cœur d'espoir et d'une certaine joie. Il désirait vraiment l'entendre chanter. Il tapa dans ses mains plusieurs fois, enchanté et ravi de l'avoir fait céder. Minoru ressemblait toujours à un gosse. Pas à un sale gosse capricieux. Pas du tout. Mais à un enfant rêveur auquel on aimerait offrir les étoiles. « J'espère que tu chanteras pour moi un jour alors. Avant, on chantait tous les jours pour moi. J'aimais beaucoup ça. Et je suis sur que tu chantes bien plus. » Il lui adressa un minuscule sourire accompagné d'un clin d'oeil un peu timide. Il se sentait ridicule mais il essayait d'avoir l'air décontracté et cool comme les autres personnes de son âge. Puis il ne pouvait tout de même pas lui dire qu'il était persuadé de son talent juste parce qu'il ressemblait à cet homme. Il ne pouvait définitivement pas faire ça.

Un endroit convivial alors ? Parfait. Minoru se réjouissait déjà. Il sentait pourtant qu'il devrait garder ses distances et ne pas trop s'attacher à ce jeune homme mais c'était juste plus fort de lui. Quelque chose l'attirait et il mourrait d'envie d'en apprendre plus sur lui. « Je vais essayer de bien choisir alors. » Lâcha-t-il comme si on lui confiait une mission de la plus haute importance. Il ne faudrait pas tout gâcher et qu'il ne veuille plus jamais le revoir.

« 19 ans. Et toi ? Tu as quel âge ? » Plus il en découvrait sur lui, plus il avait envie de l'interroger. Il connaissait son prénom, sa boisson préféré, ses études mais ça ne lui suffisait pas encore. Il espérait bien profiter de leur dîner ensemble pour en apprendre un peu plus. Alors quand il mentionna ses frères, Minoru en profita pour lui poser une question. Et s'il était son frère ? Pour autant, à aucun moment il ne songea à cette possibilité. Trop innocent, trop naïf. Il associait la ressemblance physique au hasard. Cela arrivait que deux personnes se ressemblent sans pour autant partager le même sang. Alors pourquoi pas. De toute manière, il venait de trancher. Il était fils unique. Minoru fit la moue. Il trouvait ça triste. Il avait beau entretenir des rapports étranges avec sa famille, il était tout de même content de les avoir à ses côtés et les acceptait tous les jours un peu plus. Et puis, il y avait le plus petit. Il l'aimait beaucoup parce qu'il était le seul à se comporter normalement avec lui. En même temps, il ne pouvait pas encore comprendre toute l'histoire. « Tu aurais aimé avoir un frère ? » Lui demanda-t-il après sa réflexion sur le fait que sa famille soit assez nombreuse. Il n'arrivait pas à comprendre l'expression qu'il lisait sur son visage. Il semblait d'un seul coup triste et en colère. Du moins, c'est ce qu'il avait l'impression de lire derrière son sourire si chaleureux à son égard. Il ignorait qu'il mettait les deux pieds dans le plat.

Si ça allait avec ses frères ? Minoru hocha la tête et décida qu'il valait mieux rester évasif sur ce qui se passait avec ses aînés. Il orienta donc la discussion sur le benjamin. « Oh non, c'est un... amour. » D'ailleurs, en parlant du loup. Ils approchaient de la maison des Sasaki et on apercevait au loin une toute petite silouhette assise sur les marches de l'escalier. C'est pour cette raison que Minoru avait froncé les sourcils et stopé son discours. Quand le plus jeune de la fratrie remarqua l'arrivée de son frère, il se leva puis se mit aussitôt à courir jusqu'à lui. Il ne portait que son pyjama et se baladait pieds nus. Il se jeta dans les bras de Minoru qui le receptionna de justesse manquant de tomber. Il chercha un moyen d'avoir une meilleure prise et finit pas se stabiliser. « Shiro ! Mais qu'est-ce que tu faisais dehors ! Ne me dis pas que tu es encore passé par la fenêtre pour pouvoir m'attendre ? Maman va être folle de rage et je... » Mais l'enfant ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase. Il se débattit de toutes ses forces pour retrouver la terre ferme. Il avait remarqué l'autre jeune homme et il l'intriguait. Il passa donc devant Minoru, plus tellement intéressé par son retour, pour se planter devant Tsubasa et lui tendit sa petite main. « T'es un copain à mon frère ? Moi c'est Shiro. Tu veux rentrer ? Je suis sur que maman sera contente de voir que Minoru a un copain. Tu sais il est un peu bizarre. Mais c'est drôle. » Il ne s'arrêtait plus et entreprit de tirer Tsubasa par la main jusqu'à la demeure des Sasaki. Tant qu'il ne le freinait pas, il ne voyait pas le mal. Il faut dire aussi que, du haut de ses cinq ans, Shiro semblait en vérité plutôt bien saisir une partie de vla situation de son aîné. Minoru ne savait d'ailleurs plus où se mettre. Planté un peu en retrait, il regardait la scène étrange qui se passait sous ses yeux. C'était sur, Tsubasa n'allait plus vouloir le voir après ça.
 

Tenue ๑ Ce gosse, c'était le portrait craché de Minoru. Si lui ne ressemblait pas tellement à ses aînés, le petit dernier portait les mêmes traits que l'étudiant en littérature. La forme de son visage, ses yeux, son nez et même son sourire. Dire qu'à son âge, Minoru se faisait enlever. Enfin, même si on devinait clairement leur lien de sang, leurs caractères étaient diamétralement opposés. Shiro apparaissait dès les premières secondes comme un enfant débordant d'énergie et pas du tout effrayé par les autres. La preuve, il n'hésita pas une seule seconde à prendre la main d'un parfait inconnu. Ce que Minoru n'aurait jamais, mais alors jamais de chez jamais, osé exécuter. Un peu gêné, il tenta en vain de le calmer ou même de l'arrêter mais trop tard, Shiro avait décidé de l'inviter chez eux sans savoir que Tsubasa n'était pas désiré du tout dans la demeure Sasaki. Si Minoru ne le reconnaissait pas, ce ne serait probablement pas le cas de ses parents ou de ses frères qui l'avaient sûrement aperçu au tribunal. Puis avec un tel air de famille, il n'y avait que Minoru pour jouer l'autruche. Un peu en retrait, il observait la scène. Tsubasa s'était agenouillé pour pouvoir parler à Shiro. Sa délicatesse envers son frère le touche, et un sourire attendri se glissa sur ses lèvres. Mais il ne capta qu'une seule chose de son discours, il allait revenir. Minoru l'espérait. Il n'y avait rien de sain là-dedans mais c'était la première fois qu'il avait réellement envie de se faire une place dans la vie de quelqu'un. Il voulait devenir son ami, et à tout prix.

Il posa sa main sur la petite tête brune du benjamin Sasaki. « Va à l'intérieur, j'arrive. » Cette fois, Shiro ne protesta pas. Il monta les marches et claqua même la porte derrière lui. Aussitôt les lumières du rez-de-chaussé s'allumèrent. Comme d'habitude, sa mère devait s'être assoupie sur le canapé en l'attendant. Minoru soupira en pensant au savon qu'on allait lui passer. Puis il tourna la tête vers Tsubasa. « J'y compte bien ! » Déclara-t-il gaiement à l'évocation de leur dîner. Il secoua sa main pour le saluer, prêt à rentrer chez lui mais au dernier moment, il tourna les talons pour revenir vers son sauveur. Il ne pouvait pas prendre ce risque. Il en avait besoin. « Donne-moi ton téléphone s'il te plait. » Il accompagna sa requête d'un sourire des plus adorables et d'un petit regard implorant. Allez ! Ça avait marché une fois, ça pouvait bien fonctionné une seconde fois. Il sautilla sur place en le voyant fouiller ses poches. Victoire. À ce rythme, il finirait par se croire en mesure d'obtenir tout et n'importe quoi de ce jeune homme. Comme un gosse pourri gâté quoi. Une fois le portable entre ses mains, il pianota habilement dessus pour rentrer lui-même son numéro dans ses contacts. Puis il s'envoya un message afin d'avoir aussi son numéro. S'il espérait lui échappait, c'était raté désormais. « Juste pour être sur. » Il glissa lui-même son smartphone dans la poche d'où Tsubasa l'avait sorti et cette fois se dirigea vers l'entrée. Avant de fermer la porte derrière lui, il pivota juste assez pour voir Tsubasa et le salua une dernière fois. Il n'avait plus qu'une seule chose en tête, apprendre à le connaître.